Le désert du réel

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          Le lendemain, « comme à Kemer », je suis le premier à sortir du mode veille, le premier à me mettre en marche. Certainement parce que le climat est des plus favorables dès 10h du matin, et aussi, un peu, parce que je m'éveille près d'une agréable peau satinée ; tout ce dont j'ai besoin pour alimenter mes batteries. En ce qui la concerne, Syrine n'a pas l'air de donner quelconque signe d'éveil... Elle me fait penser à moi il y a à peine un an de ça, ayant cultivé le complexe de la belle au bois... Cependant, ce que je remarque plus vraisemblablement, c'est que la belle ne sourit plus en dormant... Alors qu'à Kemer j'avais participé à scotcher un énorme sourire sur son doux visage de dormeuse, ici, elle paraît tirer la tronche. Certaines expressions ne trompent pas ! Je m'en veux sévèrement de ne pas avoir fait fantasmer la jolie blonde de banlieue comme c'était le cas dans le contexte estival antérieur. Je m'en sens un peu plus minable et misérable. Et comme je sais d'ores et déjà où son expression faciale inconsciente va nous mener, j'en profite pour figer ce moment où je la verrais certainement pour la dernière fois. Ainsi je prends une, puis deux photos d'elle en train de pioncer tout en faisant la gueule. Les pires photos que j'ai eu à prendre... Les clichés enregistrés, j'en viens à regretter de ne pas avoir figé son magnifique sourire en Turquie. Le contraste des deux instantanés en aurait été d'autant plus saisissant.

           Désormais, installé sur l'ordi à côté du canapé présentement déplié, je tente la lecture de quelques articles de presse tout en faisant défiler ma page Facebook à la molette dans un autre onglet. Au bout d'une heure passée à me renseigner sur plus ou moins tout et n'importe quoi, de la guerre en Iran à l'oppression des kurdes, aux bandes annonces ciné, en passant par quelques articles de science et d'art contemporain, j'ai fait le tour de ce qui m'intéressais. Jetant un œil sur ma gauche, tout ce que je désire c'est réveiller Syrine en beauté. Ceci dit, je ne suis pas dupe de mes propres envies, je suis réaliste, j'entrevois très bien mon projet comme étant compromis. Néanmoins, sûr de rien comme le sont souvent les êtres humains, je me recouche aux côtés de la belle jeune femme endormie dans le canapé déplié dans mon salon ; m'installe de façon platonique pour commencer, avant de, petit à petit, me rapprocher du corps de la belle assoupie, jusqu'à épouser la forme de sa position fœtale... Jusqu'à sentir ses fesses épouser la forme de mon organe... Et voilà que Syrine s'éveille peu à peu avant de se tourner face à moi pour mieux m'empêcher de la toucher. Ce que je ne manque pas de lui faire remarquer :

_ Ça y'est, t'as déjà plus envie d'moi !
_ C'est pas ça... Mais c'est l'matin...
_ Des excuses, rétorquais-je.
_ ...

           Syrine reste sans voix. Situation embarrassante à priori... Néanmoins c'était sous-estimer ma nonchalance. Aussi n'ai-je pas laissé de place au silence de l'embarras :

_ T'as bien dormi sinon ?
_ Oui, ça allait.
_ T'as fait de beaux rêves ?
_ J'en sais rien. J'me souviens jamais d'mes rêves. J'sais même pas si j'en fais.
_ Chacun son truc...
_ Tu rêves beaucoup toi ?
_ Tout le temps. Et j'm'en souviens quasiment à chaque fois.
_ On est vraiment très différents.
_ Je sais, on s'oppose en tout. Et même s'il est dit que les opposés s'attirent, il est aussi dit : « qui se ressemble, s'assemble ».
_ Sûrement, répond-t-elle sans plus de conviction.

           À partir du moment où Syrine et moi nous avons pu cibler et déterminer ce qui nous plaisait tout autant que ce qui nous déplaisait chez l'un comme chez l'autre, plus rien n'avait le même goût, rien n'avait plus la même saveur. C'était comme si la passion s'était éteinte sans plus de lueur... Un sentiment aussi puissant, apparu seulement cinq jours auparavant... Une flamme aussi vive et intense étouffée si rapidement... Quel désenchantement !...

           Étouffée par quoi ? Sinon des considérations sociales primitives et déshumanisantes ? pensais-je.

_ Primitives : parce qu'il n'y a rien de plus archaïque que juger une personne sur son pouvoir d'achat, sur son niveau de confort, sur sa capacité à dominer par ses possessions matérielles...

_ Déshumanisantes : parce que l'entièreté de ma personne ne paraissait pas faire le poids face à cette disciple du diktat matérialiste érigé par la doctrine économique et sociale contemporaine...

           Toutefois, une fois Syrine bien éveillée et prompte à se lever, j'en ai tout de même profité pour lui faire lire un échantillon d'un de mes récits ; désirant lui faire démonstration de l'une de mes passions. Afin d'estimer si celle-ci était susceptible de porter quelconque intérêt envers ces dernières. Je lui fis donc découvrir un texte que j'avais écrit en début d'été, qui traitait du milieu inculte duquel je venais... Syrine, après m'avoir semblé le parcourir avec attention, me complimenta, sans plus d'intérêt.
          Assise en face de l'ordi, sa lecture terminée, la jeune femme blonde porta son regard par-delà la fenêtre du salon. Cette même fenêtre au vis-à-vis indiscret qui l'avait dérangée quelques heures auparavant. Pensive, elle qui paraissait accorder peu d'importance aux questionnements de l'Être, affichait désormais une moue d'enfant dubitative. Je tirais alors jusqu'à moi la chaise roulante de bureau sur laquelle elle était posée... Moi, le rebelle anticonformiste, le je-m'en-foutiste romantique sur le canapé. Elle, la caricature d'une pub Dior, la matérialiste sur ma chaise roulante au cuir artificiel détérioré, nous nous faisions face de façon tragique. Ému par cette image, j'ai étreint mon reste de partenaire alors qu'elle s'avachissait sur moi sans retenue telle une enfant paraplégique. Une nouvelle fois, Syrine soupira un souhait : « j'aimerais vraiment que les choses soient différentes ». Tout du moins, c'est ce qu'elle m'annonça avant d'aller se débarbouiller dans la salle de bain... De mon côté, je profitais de son absence pour remettre en ordre l'espace vide de sa présence.

           Syrine revenue de sa toilette, comme si rien n'était, dans le salon, tout était désormais ordonné. À son tour, mon ambitieuse invitée en profita pour ranger ses affaires... Elle déclina ma proposition de petit-déjeuner... Je la questionnais sur son planning de la journée. Elle me confiait devoir passer la soirée avec son amie Clara... Je tins à savoir si nous allions nous revoir. Elle me répondit « mercredi ou jeudi »... Nous étions lundi !
          Sur ce, tandis que je cherchais une musique de circonstance pour accompagner son départ, celle avec qui j'avais partagé une idylle inconstante attrapait son sac et hésita quelques minutes avant de s'en aller. Le genre d'hésitation que j'avais déjà perçu chez Sacha, Marnie, Laure, Lily, et quelques autres demoiselles qui, pour moi, avaient comptées. Le type d'hésitation qui doit vouloir signifier quelque chose comme : « j'ai pas envie de te quitter, car si je te quitte je le regretterai, mais si je ne m'en vais pas, je m'en mordrai les doigts. » Finalement nous nous sommes embrassés, lèvres contre lèvres, sans plus d'investissement. Ensuite, Syrine s'en est allée.
          Une petite minute après son départ, je me déplaçais jusqu'à la fenêtre de la cuisine et la regardais s'éloigner sans se retourner. Moi, au troisième étage de ma tour, elle, sur le chemin du retour... Certain que nous nous voyions pour la dernière fois, je suis parti vaquer à mes occupations, pensant devoir uniquement me satisfaire de ces finalement très bons souvenirs de vacances.

L'HOMME ADOLESCENTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant