Les vertiges du destin

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          Je m'anime. Frédéric est absent du bungalow... Allez, je me lève, c'en est assez des rêvasseries ! C'est pas en restant dans mon lit que je vais régler mes soucis. Je dois affronter mes soucis, au moins pour apprendre d'eux. J'ai toujours échappé au formatage, je dois me faire violence pour apprendre ! Pour ne pas me laisser engluer dans les idées reçues sans les avoir confrontées. Parce que si j'écoutais les autres, je ne saurais pas pourquoi je vis... Alors je vis pour apprendre par moi-même, pour me donner une idée du monde dans lequel j'évolue, pour m'améliorer... Et ça commence par affronter chaque journée comme si c'était la dernière. Et ce ne sont pas mes déceptions de la nuit passée qui vont m'en dissuader, au contraire...

           Ayant quitté ma chambre je retrouve Frédéric et Théo à la pinède. Lorsque, d'un pas pressé, Mike nous rejoint à table, celui-ci évoque avec le guitariste la présence d'un groupe de loubards, débarqués au Club le soir précédent, lors de mon effondrement, et dont il serait avisé de se méfier. Personnellement, cela ne me dit rien. D'autant qu'hier soir, ce ne sont nullement des hommes mais de jeunes femmes qui ont ravivé mes tortures psychologiques. De plus, vu que je passe mon temps à reluquer les filles, je ne risque pas de faire gaffe aux messieurs... Sur cette mise en garde, Frédéric, Théo et moi nous laissons Mike terminer son petit déjeuner et partons tirer à l'arc, avant de nous étaler sur la plage, de revenir déjeuner, de partir nous baigner tous ensemble, pour qu'à nouveau nos estomacs nous poussent à nous installer à proximité du snack-bar.

           En pleine discussion avec les copains, Syrine passe tout près de notre aire de repos. Je lui adresse donc un sourire auquel elle répond timidement, presque imperceptiblement, sans plus d'engagement...
           Ça, c'est fait ! Pour moi, les filles à Kemer c'est terminé. J'arrête d'y penser ! Putain de pulsions estivales, de stimulations visuelles et de frustration. Quel cocktail délirant ! Bon... au moins j'ai repris mes esprits.
           Nous finissons de manger... Il est déjà l'heure du volley et, passé notre dernier match victorieux, suivi d'une brasse rapide améliorant notre détente, nous filons tous nous préparer en même temps dans nos chambres cette fois. Dont moi !
           J'suis saoulé de ma propre solitude. J'suis saoulé de l'ambiance. J'suis saoulé des meufs. J'arrête de vouloir forcer les choses et j'accepte enfin de ne m'entendre qu'avec mes amis. Rien ne se déroule jamais comme je le souhaite de toute façon. Quand je me donne à fond sur quelque chose, ça se termine toujours par un échec. Je dois manquer de méthode, pas de motivation... En tout cas j'pense pas que mes ambitions soient trop démesurées... J'aurais souhaité naître dans une famille normale... Avoir un père qui soit mon géniteur, qui m'aurait aimé comme un père ; et pas avoir comme influence paternelle un semi-raciste qui m'a toujours rejeté. J'aurais ainsi pu passer moins de temps à tenter de comprendre et m'adapter à des comportements dégueulasses. J'aurais pas autant cherché l'attention et l'affection des autres. J'en aurais eu rien à foutre des autres ! Je me serais alors, très certainement, moins dispersé à l'école ; j'aurais été plus attentif. J'avais le potentiel d'être un bon élève... C'est ce qu'écrivaient mes profs dans mes relevés de notes... J'aurais eu du respect pour l'autorité. J'aurais été compétiteur. J'aurais fait les Beaux-Arts et d'autres écoles prestigieuses. J'aurais fait la fierté de ma mère. J'aurais sorti une BD, j'aurais déjà écrit deux à trois livres. J'aurais enchaîné les aventures entre mes relations durables. J'aurais trouvé celle qui me correspond. Nous serions tombés amoureux. Nous aurions eu deux beaux enfants... Et puis, les projets et la fortune s'accumulant en même temps que grandissent les gosses et vieillit ma femme, je l'aurais trompée avec une petite jeunette, sinon plusieurs. Ma femme et moi nous nous serions séparés... Sur les conseils de mon psy, j'me serais barré aux Etats-Unis, bosser chez Pixar pour Disney. J'aurais refondé une famille là-bas, et mes parents seraient inconditionnellement fiers de moi... Je vivrais comme ces gens qui ne se prennent pas la tête finalement... Pour le moment je suis tributaire des autres, et au fond, sacrément énervé et dégouté de la vie que je mène ! Trop éloignée de mon idéal...

           La nuit qui s'annonce porte le thème de « soirée blanche ». Accoutrés de façon à être en accord avec le thème de la soirée, nous descendons quelques verres de Zubrowska, « histoire d'être bien sûrs ! » Un seul me suffit. Mes acolytes quittent la localisation des bungalows afin d'aller exécuter leur métier au centre du village. Pendant que de mon côté... pendant qu'en ce qui me conce... pendant que... pendant... [...] Pendant qu'installé sur mon lit, je me laisse emporter par un élan d'assoupissement incontrôlable.

           Je me réveille plus d'une heure après m'être assoupi, légèrement déboussolé. Je ne m'attendais pas à m'endormir de la sorte... Je regarde l'heure et... Zut, j'ai loupé la prestation de mes potes !
           Mon T-shirt blanc rapidement enfilé, j'attrape mon tabac, mes feuilles, du feu, les clefs de ma chambre, ferme la porte à clef, et me grouille de descendre.

           Sur la route, un étrange pressentiment m'envahit. Quelque chose ne va pas... C'est comme si... Comme si j'étais mort ! Comme si je n'étais plus qu'un fantôme... En y repensant, j'avais éprouvé la même sensation l'hiver passé lors de mon amnésie passagère due à une soi-disant crise d'épilepsie. Présentement, le sentiment que j'éprouve est autrement plus spécial : j'ai l'impression d'être aussi léger que l'air. J'ai l'impression d'être invisible... D'être mort ! Pourtant la gravité semble toujours avoir autant d'effet sur mon corps...
           Les premiers mètres du chemin parcourus, préoccupé par la sensation qui m'assène, je croise un vacancier. Pour me rassurer de ne pas seulement être une âme vagabonde, je lui adresse un « bonsoir ! », auquel il ne répond pas... Merde ! Je panique un peu... M'a-t-il seulement entendu ? me suis-je demandé avant de croiser une animatrice qui, elle, répondit à mes salutations. Me voilà rassuré. Voilà qu'autrui me confirme que je suis en vie. Je ne cesse pourtant pas de me questionner sur la nature de la sensation qui m'imprègne. J'ai l'impression de percevoir un désastre avant que celui-ci se déroule. Je me sens particulièrement confus.

           Retrouvant mes semblables qui venaient à peine de terminer leur prestation au centre du village, je fais part à Brad de mon état de confusion. Celui-ci me rassure, tenant compte du fait que je n'ai pas bu de la journée. D'après mon colocataire parisien, je suis en manque... Moi ? En manque d'alcool ? Une première ! La réflexion n'est cependant pas si incongrue si l'on considère mes cinq derniers jours plongés dans un profond état d'intense alcoolémie, opposés à l'unique gorgée de Zubrowska absorbée dans la journée... Ce que je n'avais même pas constaté... Toutefois, l'étrangeté de mon sentiment m'étourdi curieusement. Cependant, la satisfaction d'avoir fourni une prestation sans faute permet la bonne humeur de mes potes. D'après l'entretient qu'ils m'en font, tout le monde à bien joué son rôle. Ils se seraient même permis des solos jazzy et des impros de qualité qui semblent les enthousiasmer. Par empathie je m'en réjoui pour eux qui me font partager leur contentement. Coupant leur exaltation, le dîner est annoncé. Désormais, il est temps de nous alimenter.
           Ce soir, c'est couscous ! Le meilleur que j'ai jamais mangé.

           Ma deuxième assiette de semoule à moitié terminée, je suis rassasié. Cela étant je panique tout de même un peu. J'ai toujours l'impression qu'un désastre va s'abattre sur nous... Je n'arrête d'ailleurs pas d'observer derrière moi la méditerranée, m'imaginant devoir courir comme un dératé à travers la foule paniquée pour finalement me réfugier en sécurité dans un arbre au tronc épais et bien enraciné, si jamais une tempête, un ouragan, ou plus invraisemblablement un tsunami déferlait sur la côte... Pour dire à quel point ma sensibilité est troublée ! Je suis d'ailleurs, tellement préoccupé par cette désagréable sensation d'un évènement inconnu qui va me tomber sur le râble que j'en oublie les filles.
           Le temps s'écoule et nous occupons notre table excessivement longtemps... À faire les cons, à nous prendre en photos. À nous détendre... Tellement que lorsqu'un serveur nous demande de bien vouloir disposer de nos places, nous prenons conscience que nous sommes les derniers encore attablés. « No pro-blé-mo ! », on débarrasse la pelouse. D'autant que nous avons bu assez de vin pour nous permettre de ne pas regretter la suite des évènements.

           Lorsque l'on sort de table, la soirée à thème a déjà bien débutée dans l'amphi. En ce qui me concerne, je ne suis pas trop chaud pour me relancer dans une soirée répétitive. Néanmoins, peut-être vais-je y croiser Syrine, qui sait ?

           Comme d'hab nous allons là où la foule nous mène. Comme la fois d'avant, nous dansons debout dans les gradins. De nouveau, il y a quantité de filles très attirantes aux atouts ravageurs qui poussent la chorégraphie sur les podiums. Un nombre important d'entre elles se trémousse aussi bien dans l'arène. Du reste, avec le nouvel arrivage de vacanciers du jour précédent, il me semble qu'il y a bien plus de monde qu'habituellement.

           La soirée battant son plein, tandis que je danse en hauteur dans les gradins, je revois au loin la démone russe faire sa belle dans l'arène. Cherchant à gonfler le nombre de partisans à sa cour, celle-ci s'exhibe dans une robe blanche abusivement moulante, passant sans vergogne d'un groupe de messieurs à un autre... Et évidemment, je la vois qui, de temps à autres, se prend la tête avec certains représentants du genre masculin.
           Ça ne m'étonne pas ! Beaucoup d'hommes sont moins patients que je le suis. Et ceux qui s'escarmouchent avec Anya en ce moment-même doivent être autant agacés par son comportement d'allumeuse que j'ai pu l'être... Tant et si bien que d'énervement, un jeune homme en vient à jeter une cigarette allumée sur la robe blanche de la demoiselle, avant de lui faire un doigt pour en finir par lui tourner définitivement les talons.
           J'le savais ! Elle a beau vouloir abuser de son pouvoir de séduction, cela va lui jouer des tours un de ces quatre, sinon ce soir. Arrêtes-toi à temps Anastasia, ça vaudrait mieux pour toi. Sinon tu le regretteras... Et tu l'auras bien cherché !

           Beaucoup plus tard, alors que mes confrères sont complètement ivres dans les étages de l'amphithéâtre et souhaitent quitter le bâtiment, je descends leur commander de nouvelles boissons au bar placé dans l'arène. C'est là, sur scène, que je la vois ! Syrine s'éclate avec ses potes. Elle danse, elle boit, elle se marre... Je la contemple de loin, d'un air bienveillant, lorsqu'elle me remarque et m'adresse un sourire que je lui rends sans une once de timidité ni d'animosité. Au même moment, accoudée au bar à mes côtés, une fille mignonne mais salement alcoolisée m'accoste. Cheveux châtains, un visage légèrement allongé, des gencives à peine trop présentes, les iris vert, cernés de globes oculaires rosés de vaisseaux sanguins apparents et trahissant un état d'alcoolémie pratiquement incontrôlable... Affalée sur le bar, comme pour tenter de ne pas perdre son équilibre, la demoiselle essaie d'engager la conversation :

L'HOMME ADOLESCENTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant