Métaphysique matinale

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          Retour dans mes quartiers. Heureusement, j'avais prévu la nuit blanche et mes bagages étaient quasiment tous préparés. Mes amis sont déjà levés et tous s'activent à ranger leurs biens personnels. De mon côté, il ne me faut pas plus de dix minutes pour rassembler tout ce que j'avais laissé sécher en plus des quelques affaires que j'avais éparpillées, avant de fermer ma valise et mon sac. Consécutivement, à tour de rôle, mes comparses et moi-même, nous allons tous porter nos bagages jusqu'à l'endroit prévu, là où un bagagiste est censé les récupérer. Nous nous rendons ensuite à l'Éphèse pour petit-déjeuner.

           Déambulant dans le réfectoire au milieu des couloirs d'aliments, étrangement, même après avoir fumé, me retrouver face à tout cet étalage de nourriture ne me donne pas très faim. Je me contente d'accompagner mes camarades qui, eux, ne rechignent pas à consommer le plus essentiel des repas de la journée. Par contre, petit à petit, je me sens de plus en plus défoNcé... Je sens la panique monter... La parano débarquer.

           Je m'en veux d'avoir charmé Syrine... Elle a un copain, bordel ! J'aurais pas dû me laisser entraîner... Dire que nous ne nous sommes même pas protégés... Je ne la mérite pas ! Je ne suis qu'une pauvre merde sans intérêt. J'suis rien moi, j'suis personne...
Je vis comme un parasite depuis que j'ai quitté Toulouse. Pire, c'est depuis que j'ai arrêté mes études que j'ai l'impression de ne plus servir à rien... Mais j'pouvais plus continuer, j'me sentais tellement oppressé... Je ne supportais pas la plupart des cours de l'enseignement supérieur qui m'étaient prodigués. Et j'voyais très bien que le seul avenir qui m'était proposé c'était celui de prof... Prof, j'aurais détesté ça ! Déjà que la majorité des personnalités de mes profs m'avait fait détester l'école... J'voulais être un artiste ! D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours su ce que je voulais faire. J'voulais qu'on m'apprenne à mieux dessiner, à améliorer mes peintures, à animer, à réaliser, à monter, à photo-monter... J'ai jamais voulu être sensibilisé à l'art contemporain. Je n'ai jamais voulu suivre des cours d'art à idée. J'voulais créer PUTAIN ! CRÉER DES CHOSES AYANT UN SENS FIGURATIF, BORDEL ! Pas assimiler les raisons de l'abstrait que chacun peut interpréter à sa sauce. Pas créer de l'abstraction incompréhensible du grand public... Je m'en battais les couilles de l'aspect intellectuel de l'art ! J'aurais dû mieux m'orienter, c'est sûr... J'aurais dû accepter d'entrer aux Beaux-Arts à la Réunion... Mais comment j'aurais pu savoir ? Je ne savais rien, absolument rien, de l'enseignement supérieur à l'époque. J'avais 19ans quand mes parents m'ont laissé quitter le foyer soi-disant familial. Et ça arrangeait bien mon beau-père... Comme ça, il pouvait rester avec ma mère, sa femme, et ma demi-sœur, sa fille, sans que moi, son beau-fils, je ne le gêne trop dans l'idée de famille parfaite que celui-ci s'était construit ; et dont il avait toujours souhaité m'exclure. Seulement, cette exclusion s'est faite trop brutalement... Même si c'est moi qui l'ai en partie désirée, je n'étais encore qu'un enfant quand j'me suis cassé. J'étais encore bien trop naïf et dépendant. J'étais incapable de me démerder seul. Alors bien m'orienter ? C'était impossible. D'autant que l'éducation de mes parents n'a jamais dépassé le secondaire... Tout ce qui était donc de l'ordre du renseignement carriériste m'échappait complètement. Comme tout ce qui était organisé et concret d'ailleurs : l'administration, la finance, l'économie, la politique, la justice... Ma vie a été approximative jusque dans ses fondations les plus profondes... C'est probablement pour cette raison que j'étais tant déterminé à trouver un sens aux choses, un sens à la vie. Un sens à ma vie ! Plus qu'à conclure mes études. Je voulais savoir qui j'étais avant de foncer droit dans le mur de la dépression souvent fatale à 21ans. Alors oui, profitant d'un grossier statut d'étudiant, j'ai tiré avantage du loyer payé de force par mon beau-père pour m'étudier. Pour me tester. Pour me comprendre. Pour m'apprendre. Pour me savoir. Pour me faire progresser...
           Putain que j'avais la belle vie à l'époque !... À la fac, je me foutais des cours théoriques, mais je me distinguais particulièrement dans les cours pratiques. J'étais jeune, beau, grand, naturellement musclé. Je faisais du karaté, j'habitais dans le centre-ville de Toulouse, dans le même immeuble que deux de mes meilleurs amis. Nous avions tous trois d'assez grands appartements, 35 à 40m² en moyenne pour 350 à 400€ par mois. De plus, nous vivions à un étage ou deux de distance les uns des autres... En cinq ans, j'ai intimement côtoyé plus d'une quarantaine de filles différentes. Couché avec au moins la moitié d'entre elles. Quand je me promenais la nuit dans les rues, il m'arrivait que de totales inconnues veuillent m'embrasser simplement parce qu'elles me trouvaient beau. Il m'est arrivé que des filles insistent pour venir chez moi alors que nous n'avions échangé que quelques mots. Un directeur de banque m'avait même accosté sur un banc pour me proposer des soirées échangistes avec des femmes d'âge mûr. Je me suis fait branler sur un banc par une fille que je ne connaissais pas deux heures auparavant... À l'époque où j'avais la baraka, il m'est arrivé tellement de trucs insensés... Mais ça, c'était avant...
           Aujourd'hui j'vis à Paris. Dans 40m² que je partage avec deux mecs. J'suis surveillant à mi-temps, faute de pouvoir faire autre chose. Quand j'arrive à avoir un rencard dans l'année j'suis content ; si j'fais pas tout foirer par accumulation de frustrations. J'absorbe autant de cannabis qu'il m'est possible d'en consommer pour échapper un maximum à cette réalité qui est la mienne aujourd'hui et pour laquelle j'ai du mépris. Je sors rarement. Je n'ai aucun pouvoir d'achat. Je suis désormais la misère personnifiée et je pense constamment à me suicider... J'étais voué à devenir un créatif avec mes douze années de connaissances artistiques, mais parce que j'étais révolté, par trop-plein de convictions personnelles, j'ai tout lâché, j'ai tout gâché. Et parce qu'ensuite il a surtout fallu que je pense à survivre, j'ai échoué tout ce que j'avais l'intention d'entreprendre... Si Syrine savait tout ça... Seulement j'ai été assez malin pour éviter le sujet... Je l'ai trompée... Je me suis joué d'elle... Après toutes les sécrétions qu'on a partagées... Cependant, j'suis certain qu'elle n'aurait jamais voulu de moi si elle avait su. Putain j'me sens mal ! J'me déteste bordel, J'ME DETESTE !... Ça me saoule. J'vais tellement pas bien... Faut que j'en parle à quelqu'un !...

          Par chance, c'est le moment que choisit Brad pour sortir de table et se servir un jus de fruits. Je le rattrape et lui évoque brièvement mes états d'âme... Mon ami me rassure en m'annonçant que je flippe parce que je suis « fonçdé »... Il a raison. J'essaie de me reprendre...

           Le petit dèj terminé, Frédéric et Leila me reprochent d'avoir fait l'égoïste sur la fumette. Je m'en excuse sincèrement, Syrine me fait tout oublier. Désormais, il est temps pour nous d'amorcer notre départ et de nous avancer vers les bus garés sur le parking de l'accueil...

           Mes acolytes partent s'installer dans le transport de leur choix alors qu'au loin je remarque Syrine accompagnée de Clara. Les voyant trimballer leurs affaires à la main en direction des véhicules, je comprends immédiatement que nous n'emprunterons pas le même vol ; des bagagistes étant normalement préposés au transport des valises jusqu'aux soutes des autocars.
           Je vais à la rencontre de ma partenaire de coquineries et prend la mesure de sa déception. Syrine semble attristée. Je suis moi aussi déçu de ne pas partager le trajet jusqu'à Paris en sa compagnie. À quelques minutes de mon départ, on s'enlace, on s'embrasse, on se fait des promesses. Néanmoins je ne tiens pas à ce que nos aux-revoir s'éternisent. J'estime que nous nous faisons plus de mal que de bien en tentant de réaffirmer nos liens au moment de séparer nos chemins... Ma réflexion digérée, je perçois davantage le déchirement de cette si belle enfant. Au final, je lui dis ne pas aimer les adieux, l'embrasse une dernière fois et monte sans me retourner dans le premier bus qui se présente à moi.

           À l'intérieur du véhicule, je remarque l'absence de mes semblables. Zut ! J'suis trop fonçdé, je n'ai pas fait gaffe au bus dans lequel ils sont montés... Rien de grave, au moins celui-ci ne manque pas de places et, partant du Club, tous les transports mènent à l'aéroport d'Antalya. Le fond du bus étant libre, je m'y installe.

           Assis, j'observe par la vitre la petite foule de gens qui, à l'extérieur, nous adresse ses adieux. Et derrière tous ceux-ci j'entrevois Syrine qui sanglote de ne déjà plus me voir. Se retournant de temps à autres vers les énormes transports, elle traine son imposante valise à deux mains en direction de l'Éphèse. Dire que je l'ai faite pleurer... J'estime l'avoir peut-être trop affectée... Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Sachant que tout le temps que nous avons passé ensemble, je l'ai aimée ! Le moteur démarre ; et voilà que le bus se barre.

           Sur le chemin du départ je commence à prendre conscience que je m'extirpe d'un univers parallèle totalement incongru. Je regrette pourtant de partir, seulement, je ne peux faire autrement... Syrine, mon manque de moyens m'oblige à te fuir, et ça, je le regrette profondément. J'espère vraiment te revoir à Paris tout en souhaitant que toi aussi tu en partages l'envie.

           Je suis défoncé, esseulé dans mon bus, difficile de cesser la réflexion... Dans mon sac à dos, j'ai mon ordi. Je le sors et débute un récit. Au bout de cinq minutes d'écriture je m'enferme puis me perds dans mes cogitations : qu'est-ce que l'humain ? Qu'est-ce qu'être humain bon sang ? Pourquoi, comment, je ne saurais le dire. Trop de choses me parasitent, trop de facteurs me sont inaccessibles. Et, tandis que je pense intensément, je me surprends à regarder à travers la vitre fermée le paysage dérouler. Alors, à la manière de cet espace-temps qui défile et se déforme sous mes yeux impuissants, je ressasse le film de tout ce que je viens de quitter. La magie s'estompe... Je me sens de plus en plus propulsé hors de cette réalité que je viens de fréquenter... La distorsion spatio-temporelle s'intensifie davantage... Wow ! [...] J'sais pas si c'est la nuit blanche, le départ, le joint hyper chargé, le contrecoup de la semaine, ou le fait d'avoir quitté Syrine, mais j'me sens bizarre. Je me sens envahit par un sentiment de confusion des plus présent...

           J'aurais le temps de méditer mes pensées dans l'avion maintenant qu'avec mes compagnons nous nous apprêtons à monter dans celui-ci. J'aurais le temps de rêver à l'amour pour finir une nouvelle fois par me dire que jamais mes songes ne se réaliseront. Parce que j'ai déjà passé bien trop de temps à dormir... Si bien qu'aucune réalité ne peut égaliser l'intensité de mes désirs. Si bien qu'il est difficile pour le réel de rivaliser avec mon imagination, si bien que cela n'arrive quasiment jamais... Sauf lorsque je lâche entièrement prise, que je me laisse entièrement aller. Ce qui me pousse à la nonchalance perpétuelle... Ce qui me pousse à adopter un mode de vie très anticonformiste. Ce qui me pousse à accepter de désirer ce que je n'aurais jamais ; qui me mène donc, à rêvasser...


L'HOMME ADOLESCENTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant