MEMENTO MORI

xviii. du sang sur les mains

L'aube perça l'horizon et le premier rayon de soleil illumina le corps brisé de Rory, enveloppé dans les bras de Luke.

Le jeune homme tremblait. Il ne comprenait pas, se contentant de voir, d'entendre et de ressentir. Il voyait une chasseuse à peine adulte, qu'il ne connaissait pas mais admirait, aux cheveux roux trempés et emmêlés, aux joues pâles et glaciales, et aux yeux verts voilés et vides. Un filet de sang s'échappait d'entre ses lèvres, coulant le long de son menton et disparaissant dans son cou. Il n'entendait rien, tout lui parvenait étouffé.

Luke ne savait pas depuis quand il se tenait ainsi. La lame sainte était toujours enfoncée dans sa poitrine, la chair noircie et brûlée par l'eau bénite. Il n'osait pas y toucher, tout comme il n'osait pas la lâcher.

Ça n'aurait pas dû se passer ainsi. Le plan de Luke était parfait, tout comme l'était son exécution. Aryn avait marché dans son piège, l'exorcisme avait été immédiatement efficace et il avait été prêt. Du moins, il pensait l'avoir été. Pourquoi Rory était-elle intervenue ? Il se rappelait les paroles d'Aryn à son égard : il l'avait qualifiée de suicidaire. Était-il possible qu'il sache quelque chose que Luke ignorait ?

Il était perdu. Rory était morte ; Aryn l'était aussi, mais cela en valait-il la peine ? C'était lui qui aurait dû mourir. Il l'avait accepté. Mais ce n'était pas le cas de Rory. Elle lui avait menti ; elle n'avait jamais eu l'intention de le laisser se faire posséder. Était-ce pour cela qu'elle avait accepté sa proposition ? Parce qu'elle savait qu'elle était incapable de le tuer, mais que l'idée ne la dérangeait pas tellement si c'était elle qui devait mourir ?

Les pensées, hypothèses et remords tourbillonnaient dans sa tête. Il ne savait pas quoi penser, que faire. Il se sentait détaché de tout.

***

Lorsque Ashley émergea des bois, elle était soulagée. Elle était vivante et la douleur qui la faisait frémir à chaque pas et chaque mouvement en était la preuve. Elle n'avait jamais été aussi heureuse d'avoir mal.

Il faisait jour. La dernière fois qu'elle avait été consciente, il faisait encore nuit, un orage se déchaînait et un démon tentait de les tuer. Elle s'était réveillée, seule, après son vol plané à travers les bois et sa rencontre avec un arbre. La forêt était silencieuse, comme si elle retenait son souffle.

Oui, elle était heureuse d'être vivante. Et elle s'en voulait de l'être. Damien était mort et la pensée lui était insupportable. Comment imaginer que le jeune homme qui avait grandi à ses côtés, qu'elle considérait comme un frère, celui qui l'avait soutenue lorsqu'elle avait décidé qu'aller à l'université était obligatoire malgré son occupation de chasseuse, était mort ? Mais ce n'était pas ça qui la faisait trembler et sangloter. C'était le fait que le Damien qui était mort n'était pas celui qu'elle avait connu ; lorsqu'il avait franchi la porte du Rest & Peace, il n'était qu'une pâle copie du chasseur enjoué et déterminé. Il était plein de colère, de déception et de frustration.

Il était mort.

Et pourtant, Ashley continuait d'avancer. Le premier pas avait été dur, mais elle pouvait le faire. Elle devait le faire. Damien n'était plus ; mais elle avait laissé derrière elle Rory et Luke. Pour l'amour de Dieu, Rory, pensa-t-elle avec affolement.

Pas une seule fois elle n'envisagea la possibilité qu'Aryn puisse être à sa poursuite. Elle titubait mais se frayait un chemin à travers les fourrés. Le démon était fort et l'avait projetée sur une longue distance. Elle ne mesurait pas sa chance de ne pas être morte sur le coup et devait probablement remercier les nombreuses branches qui avaient amorti sa chute.

Elle retrouva facilement son chemin. Le soleil brillait, le ciel était clair et dégagé, mais l'air était humide et elle sentait le froid s'infiltrer sous ses vêtements déchirés et sales, jusque dans ses os.

Bientôt, la cabane apparut entre les arbres et elle accéléra le pas autant qu'elle le pouvait - autant que ses membres épuisés et blessés le pouvaient. Elle priait en même temps pour son amie, pour l'inconnu qu'elles avaient sauvé et qui les avait sauvées en retour. Elle le faisait rarement. C'était dur de croire en l'existence d'un Dieu tout-puissant et bienveillant lorsque l'on voyait ce qu'elle voyait quotidiennement. Mais cela ne voulait pas dire qu'elle ne voulait pas y croire.

Elle dépassa enfin la dernière ligne des arbres. Cette fois, elle refusait de croire ce que ses yeux voyaient.

Recroquevillée au sol, la grande silhouette de Luke berçait avec une douceur incroyable un corps immobile. Elle ne prêta aucune attention à l'homme mort au centre d'un pentagramme. Elle se contenta de s'approcher, les lèvres murmurant frénétiquement un nom sans parvenir à former le moindre son.

Luke ne se tourna pas lorsqu'elle fut près de lui. Il ne cligna pas des yeux lorsqu'elle s'effondra à ses côtés, sanglotante et hoquetante. Il ne se défendit pas lorsqu'elle se mit à hurler, à l'insulter et à le frapper, le maudissant de toute la force de son désespoir. Il se contenta de se pencher un peu plus, de serrer un peu plus fort le corps froid et rigide de Rory, et accepta la rage d'Ashley qui pleurait la mort de son amie. De sa dernière amie, morte par sa faute.

Et enfin, il se mit à pleurer.