Chapitre Cinq

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     La nuit tombait sur la ville enneigée. Les particules blanches posées au sol donnaient aux immeubles une autre dimension, plus légère, plus délicate. Ce n'étaient plus des bâtiments qui gâchaient le paysage, soudainement. Ils faisaient partie du décor, s'alliant aux arbres décorés et aux lumières de la cité.

Léa marchait doucement. Elle avait passé le reste de la journée dehors. Le froid ne l'arrêtait pas ; elle aimait emplir ses poumons de cet oxygène qui lui paraissait si pur. Tout était blanc, gelé, innocent, et voir le temps se figer ainsi était presque rassurant. Comme si la neige recouvrait les soucis, se posait sur les épaules des passants tel un confortable plaid et leur ôtait une à une les craintes qu'ils nourrissaient.

Lorsque la jeune femme rentra au centre, elle fut surprise par un obstacle. Les couloirs étaient sombres, même en début de soirée. Léa entreprit d'appuyer sur l'interrupteur qu'elle trouva tant bien que mal. Devant elle se trouvait une maman et son enfant, endormi dans une poussette. La mère du bébé avait l'air paniquée.

— Avez-vous besoin d'aide, Madame ? demanda Léa avec douceur.

D'un geste de la main, la femme montra son incompréhension.

— Vous ne parlez pas français, c'est ça ? lui répondit-elle.

Léa se mit alors à observer la poussette sous toutes ses coutures ; il était clair que quelque chose empêchait la dame d'avancer. Lorsqu'elle se baissa, elle aperçut un bout de tissu coincé dans la roue de l'engin à roulette qu'elle tira d'un coup sec pour dégager ce qui gênait, ce qui la fit basculer en arrière. Elle se releva tant bien que mal, les cheveux un peu en désordre mais un grand sourire sur le visage. La roue était de nouveau utilisable, et la poussette avançait désormais à merveille.

Lorsque le regard de Léa croisa celui de la maman, plus rien n'avait d'importance. Cela pouvait sembler idiot, mais elle sentit que son acte valait quelque chose. La mère de l'enfant portait un voile sur ses cheveux, et même si Léa respectait la religion de chacun, elle sentait bien que ce n'était pas le cas de tout le monde. Beaucoup auraient sans doute passé leur chemin, par manque de temps, d'envie ou tout simplement de respect. Ce bout de tissu n'était rien, en fin de compte. En revanche, le regard plein d'amour que la mère lança à la jeune femme était immensément précieux.

Encore un peu bouleversée par cette simple rencontre, Léa ouvrit la porte de sa chambre temporaire d'un geste tremblant. C'était fou comme de si petites choses pouvaient faire du bien, pourtant, elle avait mis du temps à s'en rendre compte.

Vingt heures sonnaient au clocher. Léa était assise par terre, adossée au lit, et triturait le morceau de tissu rouge éclatant. Elle soupira, puis caressa les filaments qui s'échappaient de ce qui semblait être de la soie. Comment un tissu aussi beau, aussi chic, avait-t-il pu se retrouver coincé sous une poussette ? À qui appartenait-il ? Quelle était son histoire ?

La jeune femme attachait beaucoup d'importance aux objets, et où certains voyaient une volonté d'exposer ses biens, elle voyait dans chaque petit objet une symbolique immense, une vie entière, un espoir caché et des rêves enfouis. C'était puéril, elle le savait. Mais elle avait besoin d'accorder de l'importance à chaque chose, aussi infime soit-elle. C'est vrai, qui voudrait accorder de l'importance à un objet sans âme, sans histoire ?

Lorsque Léa se décida à sortir de sa contemplation, il faisait véritablement nuit. Les seules lumières qu'elle pouvait apercevoir par la fenêtre étaient celles des lampadaires et de quelques balcons décorés de guirlandes et de pères Noël gonflables. Juste à côté, le rond-point était lui aussi illuminé ; pour une fois, la mairie avait fait un effort, la ville paraissait beaucoup plus joyeuse.

La jeune femme admira l'extérieur pendant quelques minutes, puis se décida à manger. Dans le centre se trouvait une cafétéria, mais il était bien trop tard pour espérer rencontrer qui que ce soit. Elle sortit à nouveau du bâtiment. Cela lui donnait une nouvelle excuse pour aller respirer l'air frais de la nuit, et elle ne s'en plaignait pas. Son poing serré refermait un petit billet qu'elle avait découvert par hasard dans la poche de son jean effiloché. Un sandwich et une bouteille d'eau plus tard, avec pour seule source de chaleur son gros pull qu'elle n'avait pas quitté depuis son cambriolage, Léa était installée sur un banc et se sentait vivante. Vraiment vivante.

Elle n'avait même pas froid. C'était l'espoir qui lui réchauffait le cœur.

Dès qu'elle eut fermé la porte de sa chambre à clé, la jeune femme se passa un peu d'eau sur le visage, puis elle s'enroula dans les couvertures. Elle était exténuée et n'avait qu'une seule envie : tomber dans les bras de Morphée. Elle s'endormit alors, l'esprit apaisé et le bout des doigts encore gelé par la soirée qu'elle venait de passer.

Le lendemain, ce fut un timide rayon de soleil qui vint la réveiller. Il devait être dix heures, et malgré un bâillement, Léa se sentait étrangement motivée. Et puis, elle avait surtout très faim.

Après une douche rapide et un brin de toilette, la jeune femme se rendit à la cafétéria du centre, où déjà, la vie battait son plein. Elle fit la queue quelques minutes avant de s'installer à une table bien remplie avec un café chaud et un croissant.

À côté d'elle se trouvaient une autre femme dont les bambins couraient partout avec leur viennoiserie à la main, mais aussi un vieillard qui lisait des poèmes à voix haute et trois adolescents qui, malgré leurs différences, apparaissaient comme de véritables frères. Tout le monde avait l'air de bien s'entendre, et même si au fond, toutes les personnes présentes à cette table avaient des problèmes, chacun souriait et partageait cette matinée avec les autres. Cet endroit tellement chaleureux représentait à lui tout seul l'entraide, l'humanité et le partage, de simples valeurs mais tellement importantes. Léa ne pouvait s'empêcher de sourire, tant la bonne humeur ambiante lui faisait du bien.

Soudain, elle aperçut Mélissa près de l'entrée. Elle semblait chercher quelque chose, ou plutôt quelqu'un, puis lorsqu'elle vit sa petite protégée, avança d'un pas décidé.

— Bonjour Léa ! Comment allez-vous ? demanda-t-elle d'un ton enjoué.

— Je vais très bien, merci, répondit la jeune femme. À vrai dire, je me demande si je m'étais déjà sentie aussi bien.

— Contente de le savoir ! Il va falloir être en forme aujourd'hui car j'ai des projets pour vous. L'objectif du jour sera de rédiger votre CV et de décrocher quelques entretiens. Parée à commencer ?

Léa hocha la tête, prête à commencer. Trouver un job, même petit, serait déjà un grand pas dans sa petite vie. Elle était prête à partir du bon pied.

Et tandis que Mélissa discutait avec des employés du centre, la jeune femme chuchota :

— À nous deux, petite société ! Tu vas enfin voir de quoi je suis capable.

Une simple rencontre (en pause)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant