Juste un banal tableau

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Assis à la terrasse d'un café, attendant les boissons que j'avais commandées et l'amie qui devait me rejoindre, je regardais autour de moi ; observant cette rue que j'avais déjà vue mille fois, les passants toujours différents, et les détritus au sol toujours plus nombreux. C'est là que mon regard se porta sur lui : le peintre. Lui qui jusque là interpellait les passants pour leur proposer de faire leur portrait, avait arrêté d'interpeller et s'était mis à peindre. Son pinceau s'agitait, les couleurs s'apposaient sur la toile, et je vis peu à peu se dessiner sous ses doigts le visage d'un enfant. Peu à peu ; ce fut peut-être de là qu'émergea toute la magie.

Je n'avais aucune idée du nombre de tableaux que j'avais vus au cours de ma vie : dans des musées, chez des amis, dans des vitrines, exposés en pleine rue, à la télé,... Absolument aucune idée du nombre que cela pouvait représenter. Mais ce que je savais avec certitude, c'est qu'aucun n'avait réussi à me toucher comme celui-ci le fit. Pas pourtant que le peintre soit particulièrement talentueux, ni l'enfant représenté particulièrement beau ou expressif. Non, ce tableau n'avait vraiment rien de particulier ; si ce n'est qu'il eut l'occasion d'apparaître peu à peu sous mes yeux.

J'étais sensible, tout le monde le disait. Trop sensible même, probablement. Comment un être aussi sensible que moi pouvait-il être si hermétique à l'art ? C'est ce que je m'étais toujours demandé. Quelque chose semblait m'échapper. J'avais, au cours de ma vie, vu tous ces tableaux, et jamais rien ressenti. Que disaient-ils, ces philosophes auxquels j'aimais tant songer ? Que face à l'art nous ressentons que la vie a un sens, sans pour autant distinguer lequel. J'aurais voulu que Kant ait raison ; j'aurais voulu être capable de distinguer de la finalité sans fin. Parce que ça aurait toujours été préférable à ne discerner jamais nulle part dans le monde ni finalité ni fin.

Rien ne semblait jamais pour moi avoir de sens. Et là, soudainement, en observant cet homme sans grand talent peindre cet enfant banal au possible, je crus discerner un début de sens ; ou juste le ressentir peut-être. La magie n'était pas dans le résultat. La magie résidât dans le fait que cette toile blanche quelques minutes auparavant ne l'était plus alors. Ce qui compta ne fut pas le tableau, mais le fait que cet homme fut capable de créer. Ce qui compta fut que les hommes soient capables de créer. Il n'y avait rien quelques minutes auparavant et là, presque soudainement bien que progressivement, il y eut quelque chose. Quelque chose de banal et pas d'une si grande beauté que ce que l'on aurait pu espérer, mais quelque chose néanmoins. Et quelque chose, je le réalisai alors, c'est toujours mieux que rien.

Quelque chose, même n'importe quoi, c'était toujours mieux que rien. Avais-je déjà pensé ainsi ? Non, assurément. Ce grand n'importe quoi qu'était ce monde dans lequel nous nous étions tous trouvés jetés, m'avait bien trop souvent semblé bien moins préférable que le néant absolu. Mais il en allait autrement en cet instant. Soudain le n'importe quoi, le banal, ou même la laideur, me semblaient préférables au vide. Soudain le fait que les hommes soient capables de créer m'apparaissait comme un miracle.

Je regardais la rue qui m'entourait. Les bâtiments, les gens, les vêtements, les trottoirs, et même les détritus. Je regardais la rue qui m'entourait et soudain il m'apparaissait que, tout cela, nous l'avions créé également. Créé à partir de rien. Créé collectivement. Le monde devenait soudain cette gigantesque œuvre d'art u un peu dénuée de sens, un peu ratée, pas trop conforme à mes goûts, mais œuvre d'art néanmoins. Qui aurait si facilement pu ne jamais avoir été, et qui était néanmoins.

Je regardais passer les passants et à travers leurs différences je croyais alors voir l'humanité entière, tous les recoins du globe et toutes les générations qui s'étaient succédées au cours de l'histoire. Je les voyais à travers eux et il me semblait absolument merveilleux que tout cela ait existé. Que tout cela ait existé de notre fait ; qu'en partant de rien nous ayons créé tant de choses différentes, tant de façons d'être, tant de façons de vivre. Je voyais cette rue et je pensais à toutes les rues qui existaient. Je voyais ce tableau et je pensais à tous les tableaux qui existaient. Et à tous ceux qui existeraient.

Les possibilités semblaientinfinies. Qu'allions-nous créer ensuite ? Le monde semblait ouvert. L'inconnude l'avenir semblait plein d'espoir pour une fois. Il semblait juste y avoirune beauté infinie dans le simple fait que nous soyons capables de créer.Simple fait pas si simple ; pris pour acquis mais pourtant fascinant en soi.Rien, puis quelque chose, peu à peu. Cette magie là, dont j'étais le fruit etdont nous étions tous le fruit, de même que nos cultures et nos modes de vie.Nous avions tout créé et il nous restait encore tout à créer.

Au bal des nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant