Enfermée avec du papier

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Histoire écrite (il y a maintenant un moment, et déplacée ici ensuite) pour la joute wattpadienne The Room, de Emaneth. La consigne était la suivante : "Vous êtes dans une pièce hermétique, sans fenêtre, sans porte. La pièce est entièrement vide à l'exception de trois feuilles et trois feutres posé au sol. Les feutres disparaissent après utilisation et les feuilles matérialisent le dessin. Que faites-vous ?"

Je me suis réveillée. J'étais seule. Tout était calme et silencieux. C'était tout ce dont j'avais rêvé depuis des années, si ce n'est que le sol sur lequel j'étais couchée était froid et inconfortable.
Je me suis levée. J'ai regardé partout. Il n'y avait rien à voir.
Presque rien. Juste trois feutres. Trois feutres et trois feuilles.
Pourquoi trois ? C'est toujours trois : Les trois petits cochons. Les trois ordres de la société. Les trois éléments. Ah non ! Ce n'est pas toujours trois. Mais c'est trop souvent trois. Peut-être que c'était juste une coïncidence ; que ça ne voulait rien dire. Trois feutres et trois feuilles.

C'était curieux. C'était tout ce dont j'avais rêvé depuis des années. Pas trois feutres et trois feuilles. Pas spécifiquement trois. Mais juste le silence. Le silence, la solitude, et du papier.
Du papier et des feutres. Et rien à faire, personne pour me déranger et personne à déranger. Des feuilles vierges, sans une liste d'appels à passer. Pas de téléphone à l'horizon. Aucune voix autour de moi. Personne.
Juste le papier, les feutres et moi.
Rien d'autre à faire que la seule chose que j'aie jamais eu envie de faire : dessiner.

Rien. Pas de porte. Pas de fenêtre. Pas de nourriture. Même pas de toilettes.
Je crois qu'une personne sensée aurait cherché à s'échapper. Mais ça faisait longtemps que je n'étais plus une personne sensée.
Ça faisait des années que je me levais chaque jour avec l'impression que ma tête allait exploser, que j'allais craquer. Ça faisait des années que je rêvais de tranquillité.
Alors je ne me suis pas demandé d'où sortait cette tranquillité ni comment en sortir. Je ne me suis pas demandé comment j'allais survivre dans ce vide. J'ai juste voulu en profiter.
Je n'ai pas cherché à m'échapper d'ici. Parce que j'ai eu l'impression que je venais justement de m'échapper. Je venais de m'échapper de ma vie.

Les gens ont peur du vide. Du rien. De l'absence de stimulation extérieure.
Je n'ai jamais compris ça. J'ai tout un monde en moi. Le vide n'est jamais vraiment vide.
J'ai tout un monde en moi, que je peux convoquer dès que je suis seule avec mes pensées, du papier et des feutres. Et je n'avais pas eu cette solitude là depuis des années. J'avais arrêté de convoquer ce monde en moi. A présent, je pouvais de nouveau le convoquer. Je pouvais créer.
Le vide n'est jamais vide, quand on a la possibilité de créer. Le pouvoir de remplir le vide est toujours en nous. Je n'avais besoin de rien d'autre.
Mais l'inquiétude a commencé à monter. Trois. Je n'avais que trois feuilles de papier. Combien de temps allais-je pouvoir tenir avec si peu ?

Les trois feutres étaient identiques. C'était absurde. Pourquoi trois feutres ? Ce n'est pas comme si je risquais d'en utiliser un complètement : je n'avais que trois feuilles.
Puis j'ai réalisé que j'étais bête. Bêtement limitée, conditionné à penser dans les cadres. J'avais les murs et le sol : je pourrais toujours dessiner dessus quand tout mon papier sera usé. Enfin, si je survivais assez longtemps.
J'étais bête. Bêtement illuminée et décrochée des considérations pratiques. J'allais mourir de faim.
Pourtant cela faisait des heures, peut-être des jours, que j'étais là à fixer ces feuilles en me demandant quoi dessiner pour ne pas les gâcher. Et je n'avais pas faim. Pas non plus envie d'aller aux toilettes. Je n'étais pas fatiguée.
Je n'avais pas d'autre préoccupation que de dessiner et penser à dessiner. Je n'avais besoin de rien d'autre.

J'ai pris un feutre et commencé à dessiner.
J'ai dessiné une cabane dans un arbre. Cette cabane dont je rêvais petite. Celle dans laquelle j'aurais voulu vivre.
Je l'ai dessinée et soudain, un arbre a surgi du sol. Un arbre avec une cabane. J'aurais pu avoir peur, mais j'ai été émerveillée.
J'ai grimpé à l'échelle. Tout était comme je l'avais imaginé. Je n'avais même pas eu à dessiner l'intérieur.
Il y avait le hamac que je voulais. C'était quand même dommage que je ne sois pas fatiguée.
Je voulais juste dessiner.
Je suis descendue chercher ma feuille et mon feutre. Mais le feutre avait disparu.

J'ai su : le feutre avait disparu parce que je l'avais utilisé.
Ce monde n'était pas si parfait. Je n'avais pas un nombre de chances illimité. Je n'avais pas le droit à l'erreur. Je pouvais créer ce que je voulais. Mais je ne pouvais rien effacer. Et je ne pouvais pas me permettre d'oublier quelque chose d'important.
J'ai recommencé à dessiner. J'ai cherché à dessiner tout ce dont je pouvais avoir besoin. D'abord de la nourriture ; au cas où j'ai faim.
Je me suis dit que je n'aurais jamais assez de place sur les feuilles, alors j'ai dessiné un magasin. Il est apparu près de mon arbre, et j'ai réalisé que je n'aurais jamais assez de place dans la pièce pour tout ce que je pouvais vouloir.

Mais je n'avais pas le temps de réfléchir. Si j'arrêtais de dessiner le feutre allait disparaître.
J'avais voulu dessiner, mais maintenant j'y étais juste obligée.
Ce n'était même plus amusant. Mais je savais que si j'arrêtais, je ne pourrais plus jamais ensuite. Et je savais que si je ne pouvais plus dessiner, ça me manquerait.
Je savais que je n'avais que ça. Et j'aimais ça. Mais je ne voulais pas avoir seulement ça.

Je me suis dit que je voudrais de la compagnie, et j'ai dessiné mon acteur préféré.
Il est apparu, et j'ai parlé avec lui pendant que je dessinais. Mais il m'a énervée. Il ne faisait que dire ce que j'avais toujours rêvé de l'entendre dire. Il ne me disait rien que je ne sache pas déjà. Il sortait tout droit de ma propre imagination, et ça se voyait trop.
J'aurais voulu le faire disparaître, mais je ne pouvais pas. Alors, je lui ai demandé de se taire. Heureusement que j'avais eu la bonne idée de l'imaginer compréhensif.
J'ai dessiné un chat : il était mignon, mais jamais il ne faisait quoi que ce soit de surprenant. Décidément, les êtres d'imagination n'avaient aucun intérêt.
Je crois que la compagnie ne peut pas s'inventer. Quels que soient les êtres que j'aurais créés, j'aurais toujours été uniquement en ma propre compagnie.
Peut-être que même les gens qui me rembarraient quand je faisais de la téléprospection auraient été préférables à cette solitude.

J'avais cru que dessiner était tout ce que je pouvais vouloir. Mais ce n'était pas suffisant. J'avais besoin de découvrir.
Je ne savais même pas quoi dessiner. Je n'avais plus d'inspiration. Plus rien ne m'intéressait. Plus rien ne signifiait rien. Je ne voyais pas ce que je pouvais vouloir. Je voulais des réponses.
Mais je crois que ces réponses je les avais. Au fond de moi je savais.
Ils l'avaient toujours dit : fais attention à ce que tu souhaites. J'étais dans ma définition du Paradis.
Rien d'autre que moi seule et la possibilité de dessiner. Seule avec ma potentialité de créer. Mais il était nul ce paradis ; désespérément insuffisant.

Je me souvenais maintenant. J'avais voulu mourir.
J'avais voulu me retrouver là ; dans ce Paradis.
C'est ce que j'avais toujours cru : chacun atterrit dans un Paradis qui correspond à ses propres souhaits. Mais mes souhaits étaient nuls.
C'était peut-être tout ce dont j'avais rêvé. Mais c'était l'enfer.
Il n'y avait rien. Rien d'autre que moi.
Je ne pouvais plus rien vivre ni rien apprendre. Il n'y avait plus de surprises et plus de problèmes à résoudre.
Rien d'autre que moi. Ce vide et moi.
Ce vide plein de moi et de tout ce qui pourrait émaner de moi.

J'avais la sensation d'être passée à côté de tout. J'avais laissé les années filer sans rien espérer d'autre que l'écoulement du temps.
J'avais enduré, et quand je n'avais plus pu endurer j'avais abandonné. J'avais fui cette vie en croyant qu'elle n'avait rien à m'apporter.
Je pensais que je préférerais le vide. Ce vide sur lequel j'ai un contrôle total. Mais ce n'est pas drôle le vide ! Ce n'est pas intéressant.
J'aurais voulu retourner là bas.
Retourner dans cette vie pourrie, et essayer d'en faire quelque chose de mieux. Retourner dans cette vie pourrie, et essayer d'en profiter. Retourner dans cette vie pourrie, et la changer. Retourner dans cette vie pourrie, et prendre la moindre chose qu'elle aurait pu avoir à m'offrir.
Créer là bas quelque chose. Pas seule. Pas à partir de rien. Pas à partir du vide. Créer à partir de tout le bordel autour de moi.
J'aurais voulu retourner là bas. Mais maintenant c'était trop tard ; je ne pouvais plus.

Au bal des nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant