Des pensées sous les doigts

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Elle s'assoit devant son clavier dans l'intention d'écrire. Elle n'a jamais fait ça avant ; et elle l'a toujours fait. Toute cette écriture qui n'avait pas la prétention d'en être, qu'elle n'aurait jamais osé appeler ainsi. Alors, à la place, elle "tenait un journal", "s'amusait à écrire des dissertations" ou "retranscrivait des pensées pour ne pas les oublier". Elle écrivait sans écrire : dans des cahiers, des petits carnets, ou sur un blog qu'elle espérait que personne ne lisait. Elle faisait tout ça et elle n'avait jamais l'impression de faire quoi que ce soit. Parce que ce qu'elle le faisait elle le faisait pour elle même, alors probablement que ça ne comptait pas vraiment.

Mais elle ne voudrait jamais faire véritablement autrement. Elle ne veut écrire que pour elle-même, mais elle veut aussi que ça parle aux autres. Elle veut que ça leur plaise sans que ça n'ait été fait dans l'intention de leur plaire. Ce qu'elle veut c'est partager qui elle est vraiment, et elle espère être appréciée pour ça parce qu'elle ne voit pas l'intérêt de l'être pour quoi que ce soit d'autre. Et si, en étant qui elle est, elle n'est pas appréciée, alors tant pis. Du moins c'est ce qu'elle se dit, en sachant pertinemment que ça n'est qu'à moitié vrai.

Et quand elle pense "qui elle est vraiment", ce qu'elle entend par là c'est ses pensées. Elle a l'impression d'être ses pensées, probablement parce qu'elle passe l'essentiel de son temps à l'intérieur de sa petite tête. Elle aurait probablement pensé différemment si elle avait été le genre de personne à agir, d'une façon ou d'une autre. Mais elle n'est pas le genre de personne à agir ; elle est le genre de personne à ne faire que réfléchir. C'est probablement pour ça, du moins en partie, qu'elle veut écrire. Pour que ces tendances naturelles prennent un sens, acquièrent une justification. Parce que le genre de personne qui a le regard qu'elle a, distancié et analytique, c'est le genre de personne qui écrit. Non ? C'est ce que son intuition ne cesse de lui souffler ces derniers temps. Elle voit des messages partout : dans les livres qu'elle lit, dans les films qu'elle regarde, tout semble lui crier "tu devrais écrire".

***

Et aussi, elle veut écrire parce qu'elle se sent seule, et qu'écrire semble potentiellement être un bon remède à la solitude. Elle se sent seule avec ses pensées, enfermée dans cet esprit qui est le sien et qu'elle a appris à aimer, mais reste dans l'incapacité de partager.

Bien entendu, on peut partager des pensées ; mais c'est si compliqué. Elle le fait, jour après jour, dès qu'elle en a l'occasion. Pourtant, souvent, les gens semblent ne pas comprendre ce qu'elle raconte, où elle veut en venir, ou pourquoi c'est important pour elle. Elle aurait voulu partager avec quelqu'un tout ce monde interne qui était si précieux pour elle. Mais on ne peut jamais en partager que des bribes. Les choses prennent sens les unes par rapport aux autres ; c'est probablement pour ça qu'ils ne comprennent pas, parce qu'ils n'ont pas assez d'éléments pour pouvoir resituer chaque idée dans son cadre de pensée. Les gens comprennent, plus ou moins, mais jamais totalement, jamais parfaitement. Et surtout, elle ne sait pas vraiment ce qu'ils comprennent ou non, comment ils prennent les choses et ce qu'ils en déduisent. Dans un livre, les idées ne sont pas si isolées ; on voit un schéma général se dessiner. Quand on parle avec les gens, après plusieurs conversations dont on ne se souvient plus vraiment, on n'a jamais aucune idée du schéma qui peut bien être en train de se dessiner dans leur esprit ; de la représentation (inévitablement faussée) qu'ils ont de nous et de notre façon de penser. Réduite à ne jamais communiquer qu'incomplètement ou imparfaitement, elle se sent seule ; malgré tout ce qu'elle peut partager, malgré les personnes avec qui elle peut partager.

Ou peut-être qu'elle se sent seule et jamais bien comprise parce qu'elle ne sait pas communiquer. Pas qu'elle ne sache pas le faire. Peut être qu'elle pourrait le faire si c'était ce qu'elle voulait. Mais ce n'est pas ce qu'elle veut : ce qu'elle veut c'est penser à voix haute, penser pour elle-même et que chacun puisse prendre ce qui lui plaira. Et elle est têtue. Probablement de mauvaise foi aussi. C'est vrai qu'il y a une intention de sincérité, et d'exhaustivité. D'ailleurs les deux vont de pair. C'est juste qu'elle adore les nuances, et qu'à force de les décortiquer elle s'y attache, réalise qu'elles font toutes la différence. Alors si elle synthétisait, si elle simplifiait, ça sonnerait comme un mensonge à ses oreilles. Et puis elle a ce désir de partager, qui la pousse à vouloir partager le plus possible, et le temps semble toujours être si limité.

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 14, 2020 ⏰

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