Châteaux imaginaires

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Elle est tombée amoureuse près d'un château ; dans les bois qui l'entourent, plus précisément. Pourtant, elle n'est jamais allée là bas avec lui. Elle est tombée amoureuse de lui en son absence, en regardant le paysage à travers les vitres de la voiture et en laissant son esprit vagabonder. Ça avait été un long trajet, et elle revoyait certains souvenirs, s'interrogeait et alternait les façons de regarder les choses. Jusqu'à ce que l'une d'elles ne devienne l'unique prisme à travers lequel elle pourrait à présent observer la réalité.

Elle cherchait à comprendre pourquoi elle n'avait jamais vraiment pensé à lui de cette manière auparavant. Bien sûr, l'idée lui avait déjà effleuré l'esprit. Mais pourquoi ne s'y était-elle pas accrochée ? Et elle, pourquoi ne s'était-elle pas agrippée à cette possibilité dès qu'elle l'avait entraperçue ? Pas qu'elle ait été du genre à s'amouracher sans cesse. Au contraire : sa capacité à voir des possibilités, romantiques du moins, était fortement réduite par rapport à celle de l'individu lambda. Peut-être parce que, contrairement à la plupart des gens, elle savait ce qu'elle voulait. Pas comme une liste de caractéristiques qu'il devrait forcément posséder, mais plus comme une image de la relation dont elle rêvait, et de ce qui serait nécessaire pour qu'elle soit possible. Et ce jour là près du château, elle réalisait qu'il était la seule personne avec laquelle elle pouvait, à ce moment de sa vie, voir une possibilité. Bien sûr elle ne le connaissait pas assez et elle n'avait probablement aucune idée de qui il était vraiment. Alors elle savait que cette possibilité, comme toutes les possibilités, pourrait s'évanouir aussi vite qu'elle était apparue. Mais, dans l'état de ses connaissances actuelles, il n'y avait rien qu'elle pût voir en lui qui ne lui plût pas (ce qui était bien une première, ou deuxième ou troisième tout au plus), et il y avait en lui tout un tas de caractéristiques (réelles ou supposées) qui la charmaient. Des choses sérieuses et des choses moins sérieuses : tous ces petits traits que certains verraient comme des défauts, ou des imperfections, et qu'elle trouvait juste adorables. Il était, en tout cas pour ce qu'elle en savait pour l'instant, parfait. Mais seulement dans le sens "parfait pour elle".

Alors, quel était le problème ? Elle avait l'intuition que quelque chose ne lui convenait pas ; mais quoi ? Ce jour là près du château, elle se repassa en accéléré toutes les fois (du moins celles dont elle pouvait se rappeler) où ils avaient interagi, elle et lui. Elle se souvint en particulier de deux moments : deux petites scènes absolument adorables qui auraient fait bonne figure dans une comédie romantique. D'ailleurs, c'est ce qu'elle s'était dit sur le moment, en les vivant. A une nuance près. Parce qu'en réalité ce qu'elle s'était dit c'est que ces moments aurait fait bonne figure dans une comédie romantique si seulement ça n'avait pas été lui, mais quelqu'un dont elle aurait été amoureuse. Et au moment où elle s'était dit ça, elle avait en tête une idée assez précise de qui pourrait être ce quelqu'un d'autre. Parce qu'à ces moments là, elle avait l'esprit empli d'un autre. Un autre qui lui avait fait entrapercevoir une possibilité ; un autre qu'elle avait oublié depuis. Alors maintenant, qu'est-ce qui l'empêchait de tomber amoureuse de lui aujourd'hui ? Elle se souvenait de tous les moments où ils avaient parlé et où (dans son souvenir du moins) elle n'avait pas manifesté particulièrement d'intérêt, ni pour lui ni pour la conversation. Et elle prenait surtout conscience qu'elle ne se souvenait pas de grand chose le concernant ; pas d'autant que ce dont elle aurait voulu se souvenir. Parce qu'au moment où elle vivait tous ces petits instants avec lui, elle n'y prêtait pas attention, elle n'était pas vraiment là. Comme déjà mentionné, à l'époque elle avait l'esprit empli d'un autre.

C'est à ce moment là de sa réflexion que tout bascula. Elle comprit ce qui ne lui convenait pas ce n'était pas lui ; c'était l'histoire. Elle avait toujours voulu vivre un jour une jolie histoire d'amour. Et celle là, si jamais il y en avait une là, entre deux, elle l'avait loupée. Ou elle en avait loupé le début du moins. Comme si c'était le film qu'elle avait attendu toute sa vie de regarder et qu'elle arrivait dans la salle alors que la projection en est déjà à la moitié, pour devoir se contenter du résumé succinct que lui ferait le voisin. Elle n'avait pas suivi l'histoire. Et pire encore, elle avait mal joué son rôle. Elle avait été absente du film à la fois en tant que spectatrice et en tant qu'actrice. Elle ne se souvenait pas du tout de la façon dont elle avait agi envers lui. En réalité, elle ne s'inquiétait pas vraiment pour ça : parce qu'elle avait été naturelle, elle avait été elle-même. Comme elle l'est toujours et comme elle aurait voulu l'être si elle avait su. Mais elle avait été une elle-même indifférente, ailleurs, et probablement fluctuante aussi. Le pire dans tout ça, c'est qu'elle ne savait pas ; elle ne se souvenait pas et ne se souviendrait jamais. Alors voilà : peut-être qu'il lui convenait parfaitement, lui. Ce qui ne lui convenait pas, c'était elle, c'était l'histoire (si histoire il y avait, ou pourrait avoir). C'était le manque de contrôle sur cette histoire, l'impossibilité de l'analyser comme elle l'aurait voulu, le fait que les souvenirs lui manquaient. Elle était dépassée. Elle n'avait rien maîtrisé, parce que peu lui importait alors. Et maintenant que l'histoire lui importait, l'idée de ne pas la maîtriser l'insupportait. Dans cette histoire, elle n'avait pas été parfaite, et c'est ce qui la dérangeait.

Mais paradoxalement, au moment où elle comprit que c'était l'histoire qui ne lui plaisait pas, cette histoire commença à lui plaire énormément. Aussitôt que cette interprétation se présenta à son esprit, elle s'empara d'elle et s'en servit pour donner du sens à l'histoire. Si le fait de ne pas se souvenir et maîtriser faisait justement partie de l'histoire ? Et si cette histoire était exactement ce qu'il lui fallait ?  Quelque chose qui la pousse à accepter l'idée qu'elle ne peut pas tout contrôler et qu'elle n'a pas à être parfaite ? A reconnaître qu'elle qui pensait si bien savoir ce qu'elle voulait n'était pas pour autant forcément capable de le reconnaître quand cela se présenterait sous ces yeux ? A admettre, avec grande difficulté, l'idée que parfois elle pourrait vivre les choses avant et y réfléchir après seulement ? Et si cette histoire était quelque chose d'autant plus parfait de par son imperfection ? Comme il l'était lui, comme elle l'était elle aussi. Idée qu'elle avait appris à embrasser quand il s'agissait des gens, mais avait beaucoup plus de mal à admettre quand il s'agissait de la vie. Soudainement elle avait son histoire, mieux que toutes celles qu'elle aurait pu souhaiter. Celle là avait profondément du sens. Ce n'était pas juste une comédie romantique et un manuel de "ce à quoi devrait ressembler une relation saine" comme toutes les histoires dont elle avait rêvé jusque là. C'était un roman d'apprentissage ; quelque chose qui la ferait grandir quelque soit l'issue. Même si cette histoire s'arrêtait là : à quelques pensées dans la voiture près d'un château.

Ce n'est qu'au moment où elle devint capable de concevoir une histoire qui lui plaisait, une chargée de sens à ses yeux, qu'elle pût enfin se laisser aller à tomber amoureuse de lui, tout parfait qu'il eût pourtant été depuis le début. C'était presque à se demander : pourrait-elle jamais vraiment changer ? Et pourrait-elle jamais vraiment aimer un être humain, au lieu de devoir se contenter de tomber amoureuse de ses propres pensées ?

Au bal des nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant