Trop de beauté dans les tout petits moments

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Je crois que c'est l'une des plus belles choses au monde : Alizée en train de boire son thé le matin au réveil. Seulement si l'on est moi, évidemment. Mais c'est justement ça qui rend le moment si beau ; le fait que je sois le seul à être capable de sentir cette beauté qui flotte dans l'air. Elle est si belle, avec cet air de n'importe quoi à demi endormi et à demi ailleurs. Elle est si belle, avec les cheveux décoiffés, sa tasse qui manque de se renverser, et ses yeux rivés sur l'écran de son ordinateur. Ma cette beauté que je ressens si fort n'est pas la sienne. Elle est belle mais ce n'est pas elle qui est si indiciblement belle, dont la beauté me frappe si fort au cœur et me fait monter les larmes aux yeux : c'est cet instant.

C'est l'instant le plus simple du monde. Il n'y a rien d'exceptionnel : juste nous assis sur le canapés en train de se réveiller doucement à l'aide de boissons chaudes, comme des milliers de gens à ce moment probablement. Il n'a rien de parfait : son écran la sépare de moi, je n'ai aucune idée de ce qui peut bien s'agiter dans son esprit et elle ne remarque même pas la larme qui viens de passer sur ma joue. Cette larme qui viens de passer sur ma joue en ne pensant qu'une chose : que si cet instant était un chouia plus exceptionnel ou un chouia plus parfait, il serait infiniment moins beau.

C'est l'instant le plus simple du monde et pourtant il implique tellement. Il contient la promesse qu'il se reproduira ; qu'il sera répété bien plus de fois qu'il ne s'est déjà répété. Je me demande pourquoi je ne saisis toute sa beauté qu'aujourd'hui, pourquoi il ne m'a jamais semblé si poignant avant. Les instants exceptionnels sont beaux parce qu'ils sont uniques, les tout petits moments sont bien plus que beaux, justement car ils ne sont pas uniques. Me dire que j'aurais le droit à ça tous les matins me comble de joie. Juste la voir là près de moi, sentir sa peau contre la mienne, m'appuyer contre elle et sentir les tremblements quand elle rit, et observer les milliers d'expressions qui passent sur son visage et dont je suis incapable de comprendre la source.

Cet écran qu'elle regarde au lieu de me regarder et dont je devrais être jaloux, elle n'a aucune idée d'à quel point il rend ce moment signifiant. Qu'elle soit là près de moi, en train de vivre son quotidien simplement, et que je fasse maintenant partie de tout ça. Et que je ne comprenne pas, que je la sente presque un petit peu trop loin de moi. Je ne la comprends pas. J'ai renoncé à regarder l'écran, frustré de ne pas comprendre pourquoi elle réagissait ainsi ou à ça, de ne pas savoir à quel endroit exactement se posait son regard et de la voir tout faire défiler trop vite pour moi. Elle est cette inconnue qui fait maintenant pleinement partie de ma vie et reste par certains aspects pourtant toujours une inconnue.

Et j'aime ça. J'aime la promesse de tous ces recoins de son esprit qu'il me reste encore à découvrir. Par certains moments, j'aimerais en être déjà là : connaître tout d'elle, être capable de prédire chacune de ces réactions, partager ses centres d'intérêts et comprendre chacune de ses références. Mais j'aime aussi ne pas en être encore là et juste savourer la promesse de ce cheminement qui nous attend. J'aime savoir qu'il me reste tellement à découvrir. Et j'aime ce que cela signifie.

Chaque fois qu'elle rit à quelque chose qui ne me fait pas rire. Chaque fois qu'elle ne rit pas à quelque chose qui me fait rire. Chaque fois qu'elle ne s'étonne pas de quelque chose qui m'étonne. Chaque fois qu'elle s'étonne de quelque chose qui me semble évident. Chaque fois qu'elle ne comprend pas quelque chose que je comprends. Chaque fois que je ne comprends pas quelque chose qu'elle comprend. Chaque fois que je suis ému aux larmes sans qu'elle ne s'en doute. J'aime ce que cela signifie.

Ce que cela signifie à mes yeux. Qu'elle est un être humain. Qu'elle n'est pas moi. Elle est sa propre personne, avec sa propre identité, ses propres souvenirs, ses propres pensées et sa propre liberté. Elle est pleinement humaine. Une âme qui sens, ressens et pense différemment de la mienne. Et qui pourtant lui est liée et continuera de lui être liée. Que cette âme indépendante et encore inconnue il y a peut ait choisie de rencontrer la mienne. Et cette beauté là est tellement poignante. Dans ces moments où je saisis pleinement à quel point elle est un être humain. Un être humain isolé et inconnu de tous, comme nous le sommes tous.

Et je devrais pleurer de tristesse, de la sentir si loin de moi, de réaliser que nous n'avons aucun pouvoir de télépathie et que je suis à l'heure actuelle incapable de la comprendre pleinement ou de la connaître aussi bien que je voudrais la connaître. Mais à la place je pleure de joie, de réaliser la chance que j'ai de pouvoir rencontrer une autre âme que la mienne. La chance que j'ai de ne plus être isolé dans cet univers, de ne plus être contraint à rester rivé à ma propre perspective et mes propres intérêts. L'infinie richesse humaine qui est en elle et qu'elle choisit de partager avec moi petit à petit. La beauté de deux âmes qui se rencontrent, et du fait que cette rencontre ne soit jamais immédiate. La beauté d'elle et surtout de nous.

Elle tourne la tête vers moi et me souris. J'essuie cette larme que je ne suis pas encore prêt à lui faire voir. Je lui dis qu'elle est belle et elle n'a aucune idée de ce que cela signifie vraiment. Elle s'excuse d'avoir été sur l'ordinateur à regarder des choses qui ne m'intéressent pas et je lui dis que ça ne m'a pas dérangé mais elle ne me croit pas. Et je souris. Je souris de toute cette imperfection qui n'aurait jamais existé dans mes rêves ou dans mon imagination. Je souris de toute cette imperfection qui signifie que je ne rêve pas et que tout cela est bel et bien réel. Je souris de toute cette imperfection qui signifie que ce que nous avons, ce que nous vivons, est réel. Et pour la première fois dans ma vie, j'aime la réalité. Pour la première fois dans ma vie, je préfère la réalité à mon imagination.

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