Description des descriptions

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Gabrielle lisait les descriptions comme elle lirais quelque chose qui aurait été écrit en langue étrangère ; en laissant les sonorités envahir son esprit sans que jamais le sens ne parvienne jusqu'à lui.

Elle aurait pu comprendre ces descriptions bien sûr, mais cela lui aurait demandé de faire un effort. Pour la simple et bonne raison qu'elle était incapable de trouver là un intérêt ; qu'il s'agisse de la description d'un lieu ou de celle d'une personne. Ce désintérêt total ne s'appliquait cependant qu'aux descriptions physiques. Elle était friande des autres descriptions ; celles qui révélaient vraiment qui les personnes étaient.

Elle aurait voulu en croiser plus souvent dans ses lectures. Pourquoi les personnages n'étaient-ils pas systématiquement introduits par une description de leur personnalité, de leurs valeurs, de leur façon de penser, de voir le monde, de leurs peurs, de ce qui comptait vraiment ? Peut-être parce que la suite de la suite de la lecture aurait alors perdu beaucoup de son intérêt ; parce qu'il s'agissait là d'une chose qui devait se découvrir au fur et à mesure.

Peut-être aussi parce qu'il était presque impossible de rédiger une description mentale ou morale sans qu'elle ne soit emprunte de jugement. Et c'était peut-être mieux de laisser le lecteur se former sa propre opinion, plutôt que de lui en imposer une. Quels traits sélectionner ? Quel vocabulaire employer pour les décrire ? Quelle interprétation leur donner ?

Il aurait été possible d'écrire plusieurs dizaines de descriptions d'un même personnage, et aucune n'aurait donné de lui la même impression. En changeant de point de vue, les possibilités étaient infinies. La plupart des traits pouvaient aussi bien être vus sous un jour négatif que sous un jour positif. Aucune description ne pourrait rendre compte justement de la complexité d'une personne. Même si cette personne la rédigeait elle-même.

Une même personne, si tant est qu'elle fut pourvue d'un tant soit peu de souplesse d'esprit, aurait été capable de rédiger plusieurs descriptions totalement différentes d'elle-même. Et j'aurais pu rédiger d'elle un millier de descriptions, sans jamais savoir ce qu'elle en aurait pensé. Comment se voyait-elle ? Et comment les autres la voyaient-elles ?

Elle aurait voulu pouvoir lire chacune de ces descriptions, chaque description qu'il était possible de faire d'elle. Mais l'aurait-elle vraiment voulu ? Qu'en aurait-elle pensé ? Les aurait-elles rejetées ? Les descriptions physiques, au moins, avaient l'avantage de ne pas pouvoir être niées. Il était un domaine dans lequel les faits existaient, et cela elle le détestait. Les faits, simples, trop simples, beaucoup trop simples. Elle se sentait réduite par eux. Elle ne leur trouvait pas d'intérêt. Elle était tellement plus qu'eux. Elle était quelque chose de toujours insaisissable, et voulait le rester.

Sa taille, son poids, la couleur de ses yeux, celle de ses cheveux, que cela disait-il sur elle ? Strictement rien. C'est ce qu'elle croyait. Comment pouvait-elle ne pas réaliser, que selon ce que je choisirais de citer j'avais le pouvoir de donner d'elle une image totalement différente ? Comment pouvait-elle ne pas réaliser que ma perception de sa personne et ma perception de son apparence étaient intimement liées ? Comme ma description d'un endroit serait infiniment différente en fonction de l'ambiance que j'y ressentirais. Ce bois apaisant dans lequel j'aimais tant me balader n'était-il pas le bois effrayant de quelqu'un d'autre ? 

C'était à se demander s'il lui était déjà arrivé de lire une description. Peut-être qu'à force de systématiquement les sauter, de les lire sans jamais les lire, elle était passée à côté de tout leur intérêt. Elle les avait lu en pensant qu'elles n'avaient aucune signification, alors elle ne leur en avait jamais trouvé. Elle avait jugé trop vite. Et à partir du moment où son opinion était faite, elle était devenue incapable de trouver dans les descriptions autre chose que ce qu'elle s'attendait à y trouver : du vide.

Gabrielle. Grande, le dos droit, le menton relevé, les cheveux attachés, le pas assuré. Gabrielle qui savait qui elle était et ce qu'elle faisait. Gabrielle. Gauche, les mains dans le dos, les joues rosées, une mèche dans les yeux, les jambes croisées. Gabrielle qui ne savait jamais comment on la percevait et que cette idée angoissait. Gabrielle. Gamine, tapant des mains, les joues trop pleines, les cheveux au vent, assise dans l'herbe. Gabrielle qui savait se montrer insouciante quand elle était seule avec moi. Gabrielle. Gracieuse, la taille fine entourée d'un nœud en satin, le visage tourné vers la fenêtre mais le regard complètement ailleurs, enroulant ses cheveux autour de ses doigts, assise en face de moi dans le métro. Gabrielle que je connaissais si bien et qui pourtant par moments semblait toujours une inconnue dont je ne pourrais jamais percer les mystères.

Au bal des nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant