Rester ou partir

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Des bouteilles vides jonchent le sol, le cendrier est plein, l'odeur froide du tabac envahit la pièce.

Je regarde calmement la scène, assis sur le sol, mes jambes amenées à moi, mon regard triste.

Il n'arrête pas. Même endormi, il a une cigarette au coin de la bouche.
Le téléphone ne cesse de sonner mais il ne décroche pas. Probablement encore les services sociaux. Ils vont finir par me retirer d'ici. Je vais finir ailleurs dans une famille d'inconnus soit trop heureuse à mon goût soit inapte à penser à autre chose que l'argent qu'ils amasseront en m'acceptant.

Je soupire, m'allonge sur le sol et ferme les yeux.

Ça ne sert à rien de déjà y penser, me dis-je.

Je tente de réprimer la peur qui m'envahit, mon anxiété sur mon futur. Même si je demandais à rester, ils refuseront. Ils ne voient qu'une vision des choses et pour eux ça leur suffit. Ils ne veulent pas voir plus loin que le bout de leur nez.

Incapable de rester tranquille, je me relève et pars à la cuisine chercher un sac en plastique. La cuisine, contrairement au salon, est propre malgré cette odeur persistante de tabac. Je la nettoie quand je n'ai rien à faire. Passer le temps me semble parfois si compliqué, parfois même je me dis que c'est sûrement futile, ridicule. Personne ne m'empêche de sortir, d'avoir des amis, de mentir sur ma vie, de rester plus de temps dehors, de dormir chez d'autres, pourtant je me refuse à tout ça. Je veux être seul. Non. Le seul vrai souhait que j'ai, c'est qu'il redevienne comme avant, qu'il se secoue, qu'il redevienne plus "humain",que je vois autre chose que ce vide dans ses yeux, qu'il arrête de me fuir du regard, qu'il arrête de sourire amèrement, qu'il fasse quelque chose bon sang!

Je retourne au salon et ramasse les bouteilles pour les mettre dans le sac. Une fois rempli, je pars en chercher un autre. Je réitère l'opération autant de fois qu'il le faut. Sous ses yeux. Habitué probablement, il ne réagit pas, complètement apathique.

Je m'attaque ensuite au cendrier, le vidant à la poubelle. Je mets de l'ordre dans la pièce, tentant de lui redonner son apparence originale. La tâche accomplie, je me dirige vers lui, lui tire la cigarette de la bouche et la jette à la poubelle.

"Tu devrais te laver, tu en as besoin"

Il n'a même pas le temps de sortir un mot que je l'interromps, répétant ma demande avec plus d'autorité.

Je l'entends finalement se lever alors que je reviens au salon. Il se dirige vers la salle de bain, d'un pas chancelant.

Je soupire de nouveau, nettoie le fauteuil et m'y assieds dessus, l'attendant pour tenter une énième fois de le faire réagir.

Une trentaine de minutes passent, trente minutes durant lesquelles mon anxiété n'a fait qu'augmenter, mes mains n'ayant rien perdu de leur aspect nerveux, trente minutes durant lesquelles mon imagination n'a cessé d'imaginer des scénarios tantôt horribles tantôt simplement fades.

Le bruit de ses pas me sort de mes pensées. Je l'observe, approchant, un essuie autour du cou, un autre autour de sa taille. Il me jette un coup d'œil rapide avant de tirer une chaise de la salle à manger et de s'asseoir dessus, attendant que je me mettes à parler.

Je baisse légèrement la tête avant de me décider.

"Il faut vraiment que tu te secoues. J-j'ai pas envie qu'on m'empêche de te voir"

Je me mordille l'interieur des joues, trouvant mes paroles enfantines mais c'est tout ce que je peux dire. À mon âge, rien n'est possible. Je relève légèrement la tête, appréhendant une réaction de sa part. Je serre légèrement des poings; son regard est une fois de plus ailleurs, me fuyant, fuyant sans arrêt la réalité et ses responsabilités.

"Tu es égoïste. C'est vraiment ça que tu veux? Qu'ils m'emmènent ailleurs? Que je grandisse avec des inconnus? C'est vraiment tout ce que tu penses de moi?! Tout ce que tu souhaites?! Répond moi bon sang!! Arrête d'éviter mon regard! Je veux une vraie réponse!!"

Haletant, j'ai du mal à me calmer, du mal à supporter ça, il n'y gagne rien à rester ainsi, il détruit tout espoir possible de créer quoique ce soit. Mon corps est pris de soubresauts alors que je sens les larmes monter. Je tente de tenir tête en vain. Ce n'est pas mon rôle, ça ne devrait pas être le mien mais le sien. J'ai du mal, tellement de mal avec tout ça. Je veux juste qu'il se reprenne. Est-ce si compliqué que ça?

Mes mains sur mon visage m'empêchent de voir toute réaction de sa part, toute réaction qui serait de toute façon sûrement identique à d'ordinaire.

Ses lèvres s'entrouvrent, il souhaite dire quelque chose mais pour une raison inconnue, il n'y arrive pas. Les barrières qu'il a longuement tenté d'ériger se retournent contre lui, l'empêchant de s'exprimer comme il le souhaite.

Il se mordille la lèvre, maudit ce monde puis après réflexion, se maudit lui-même. Il se maudit de rendre un être aussi sensible que cet enfant, triste. Il se maudit de ne pas pouvoir s'exprimer, d'avoir à être le fardeau.

La réalité est toute autre pour lui. L'idée que ce jeune garçon finisse dans une famille probablement correcte lui va. Il veut qu'il grandisse et s'épanouisse, ce qui signifie qu'il doit quitter le cocon "familial", se libérer, s'enfuir. Il ne comprend même pas comment cet enfant peut encore s'attacher à lui, comment il peut même partager le même sang que celui du casanier alcoolique qu'il est.

Il n'a jamais cru en l'idée d'un sauveur, ni même celle d'une happy ending. Un sourire triste et amer se dessine sur ses lèvres; en réalité, il aurait dû se douter depuis longtemps de cette fin. N'est-ce pas la raison même pour laquelle il a toujours détesté les contes aux fins utopiques?

Il se lève finalement et regarde le garçon, une question parmi tant d'autres résonnant bruyamment dans sa tête. Il réentrouvre ses lèvres mais avant même qu'il ne dise quoique ce soit, le garçon marmonne quelque chose.

"Tu me manques. Le vrai toi, l'ancien toi me manque..."

Il est mort, a-t-il envie de lui dire, de lui avouer mais il ne peut pas se permettre de le blesser en sachant le poids de ses mots, l'âge de cet enfant, la réalité frappante qu'ils vivent.

Il tente un pas puis recule en soupirant légèrement. Même s'il y a moins de deux mètres qui les séparent, il se doute bien qu'il y aura toujours ce gouffre énorme entre eux. Il se contente de baisser la tête en serrant les dents et les poings. Une seule question lui vient en tête : Qui faut-il blâmer pour tout ça?

Petites Histoires [Edition 2018-2021]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant