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Les rues de Lille étaient bondées en ce jour d'hiver. Pourtant, on ne voyait qu'elle.

Elle, et ce vieillard aux longues moustaches qui provoquait l'hilarité d'un groupe d'adolescent. Groupe lui-même pris en exemple dans un débat houleux sur le port de marques, qui opposait deux amies trentenaires errant de boutiques en boutiques. Jeunes femmes reluquées plus ou moins discrètement par un homme d'affaires au téléphone avec son épouse, une valise à la main.

Non. Pour dire vrai, personne ne la voyait.

Au fond, elle non plus ne voyait personne. Bien caché derrière les verres épais de ses lunettes de soleil, le monde tournait sans cesse, sans pitié, sans elle.

Si la vie était une grande ronde, alors elle regardait de loin l'humanité s'y agiter prestement. Elle regardait de loin les autres en se demandant pourquoi le destin les lui avait rendus si inaccessibles. Elle regardait de loin le temps s'écouler sans apporter de changement. Elle regardait sans voir, elle regardait encore et encore dans l'espoir vain qu'un jour, quelqu'un l'aperçoive en retour. Mais personne ne l'avait jamais remarquée.

Pourtant elle était là, dans la rue, dans le froid, dans la foule, elle titubait. Peinant à marcher droit, elle distribuait « pardon » et « excusez-moi » à de nombreux passants qui ne lui adressaient pas un regard, réfugiés dans leurs écharpes de laine.

La foule n'était qu'une tâche, une vague prête à la happer. On pouvait y entendre la canne d'une grand-mère et les pleurs d'un nourrisson. C'était l'uniformité de clones qui se croyaient uniques, de simples d'esprit qui se voyaient intelligents, d'une espèce malsaine qui se pensait bénéfique.

Elle, était perdue au milieu de cette masse mouvante. Telle était sa vie, telle avait-elle toujours été. Incomprise, crainte, évitée, invisible aux yeux de tous. Terrifiée, terrifiante, elle était certaine de ne pas avoir sa place chez les hommes.

Elle soupira, et son souffle se perdit dans les larges bords de son chapeau. Une larme coula sur sa joue creuse, sans qu'elle ait la force de la retenir. Personne n'était là pour écouter sa plainte muette, les autres ne savaient que s'en moquer. Elle aurait voulu crier, mais sa voix n'était pas assez puissante. Ou peut-être les oreilles n'étaient-elles pas assez attentives ? Qu'importe, le monde ne saurait l'entendre.

Mettre un pied devant l'autre, voilà comment les gens parvenaient à avancer. Mais elle n'y arrivait pas, elle trébuchait sans arrêt. Le loup paraît lorsqu'on l'évoque, aussi trébucha-t-elle une énième fois. Elle sentit le sol se rapprocher, rapidement, comme un vieil ami vous étreint.

Mais le choc ne survint pas, la laissant bouche bée, incrédule.

Elle sursauta. Quelqu'un avait pris sa main. Quelqu'un avait pris la main d'Isabelle.

C'était une main large, protectrice, rassurante, une main calleuse, une de ces mains qui s'acharnent à l'ouvrage des heures et des heures avant d'obtenir satisfaction. Une de ces mains qu'on aimerait ne jamais lâcher. Un sentiment étrange, inconnu envahit alors Isabelle. De la sérénité.

Elle aurait certainement dû se méfier, hurler et fuir, mais comme un accord tacite, elle suivit aveuglément l'ange gardien qui l'avait relevée.

Un léger accent sublimait les paroles de cette jeune femme. Sa voix était tendre, et dynamique à la fois. C'était le chant de l'océan et le crépitement d'une cheminée, l'énergie de l'exotisme et la douceur de l'habitude. Une voix qui berce l'enfant après un cauchemar et console un premier chagrin d'amour. Une voix bienveillante et sincère qui apaise, qui rassure. Une voix qu'on écoute.

Alors Isabelle, lèvres et yeux clos, écoutait. Un timbre rauque, dont le ton posé glissait dans l'air et coulait dans les coeurs.

« Hé, répéta l'inconnue. Où vas-tu ?

- Je... je rentre chez moi, balbutia Isabelle en rouvrant brusquement les paupières. Rue Basse.

- Chez toi ? Ça peut attendre alors. Dis-moi, tu n'es pas pressée ? »

Sans attendre de réponse, elle tourna à l'opposé de la direction d'Isabelle. Celle-ci prit conscience à cet instant de leurs paumes encore jointes, du pas qui la guidait vivement.

« Qu'est-ce que... Où est-ce que...

- Tu dois avoir faim, non ? la coupa la jeune fille. Un bonbon ?

- Personne n'aime la réglisse.

- Dans ce cas, viens avec moi, je t'invite ! »

Voilà comment Kadna était entrée dans la vie d'Isabelle. Il suffisait de lui prendre la main.

Isabelle était la neige, Kadna le charbon ardent.

Isabelle était tapie dans l'ombre et Kadna répandait la lumière.

Isabelle était brisée, mais le cœur de Kadna était assez grand pour deux.

Kadna était entrée dans la vie d'Isabelle pour la guider, mais seul Dieu savait où mènerait cette rencontre en noir et blanc.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant