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Roulée en boule sous sa couette, Isabelle aurait voulu disparaître, se cacher pour qu'il ne la voie pas. Car ce jour-là plus que tout elle sentait son regard au dessus d'elle. Car ce jour-là était celui où le manque la tiraillait sans pitié. Ce jour-là, cela faisait quatorze ans précisément que Pascal était monté au ciel. Une expression stupide, se dit-elle ; associer deux inconnus, la mort et l'univers, pour leur donner une signification. Pascal avait toujours trouvé ce genre d'euphémismes ridicules. À cette pensée, une larme coula et roula sur la pommette de la jeune fille. Cette même joue autrefois rosée qu'il adorait pincer tendrement en lui répétant combien elle était jolie.

C'était le seul homme qui l'aie tant aimée. La petite Isabelle avait énormément d'admiration pour son grand-père, héro qui transformait les serviettes en souris, les enfants en rois, et les larmes en sourires. Le quotidien à ses côtés était une aventure palpitante ; chaque jour se voyait théâtre merveilleux, chaque minute devenait un présent fabuleux. Un autre diction haï d'Isabelle : les bonnes choses ont une fin. Les plus beaux moments ont toujours les conclusions les plus affreuses, là était l'exacte vérité. Les joyeuses histoires n'existaient que dans les fictions pour enfants.

Comment une gamine peut-elle comprendre que si son grand-père tombe dans le canapé, ce n'est pas pour dormir ? Et pourtant, quelle personne peut voir un être cher mourir sous ses yeux sans réagir ? La réelle question était plutôt : est-il possible de vivre sans quelqu'un qu'on aurait pu sauver ? Isabelle courba le dos et grimaça sous le poids de sa culpabilité. Elle avait laissé partir tout ce qu’elle avait jamais eu.

Il aurait voulu la voir heureuse, mais elle n'avait plus personne pour la faire rire. Plus personne pour lui lancer des noyaux de cerises, ni pour lui montrer combien la vie est belle. Elle se souvenait de son regard vif et de sa voix douce, de ses gateaux au chocolat et de l'odeur rassurante de ses chemises quand il la prenait dans ses bras. Elle n'avait pourtant que quatre ans lorsqu'une crise cardiaque avait emporté la barbe blanche de son grand-père. Les chocs marquent à vie, parait-il. Elle soupira devant les images qui lui venaient. Isabelle était glacée, néanmoins elle transpirait, le souffe court. Cela faisait des années que son passé la hantait chaque jour. Il y a des évènements qu'on n'oublie pas. Même quatorze ans, cinq mille cent treize jours plus tard, elle se souvenait, elle s'en voulait, elle pleurait. Isabelle renifla et se releva doucement. Elle enfila une veste avant d'affronter le froid de novembre et la gifle du vent.

"Vous avez des marguerites ?"

La fleuriste interloquée fit un signe négatif de la tête.

"Des coquelicots ?"

La réponse fut la même.

"Des myosotis ?" sa voix se brisa dans un sanglot. Elle tourna les talons, les joues déjà rouges et trempées des larmes qui coulaient sous ses lunettes teintées.

Le portail grinça lorqu'Isabelle pénétra dans le cimetière. Les gravillons craquaient sous ses semelles. Et autour d'elle, les tombes s'étendaient à perte de vue. Tant d'individus oubliés, de vies résumées à des morts entassés, tant de tension dans ce lieu où elle était seule. Le ciel noir semblait prêt à éclater.

Isabelle se dirigea vers l'herbe qui bordait les allées pour cueillir un pissenlit fané. Elle s'assit sur la pierre où était gravé le nom de son grand-père et regarda les graines de la fleur s'envoler dans une bourrasque.

"Bella, je t'en prie, ne m'offre jamais de chrysanthèmes. Ceux qui en déposent ne font que se déculpabiliser. Tu sais quoi ? Je m'en fiche, moi, qu'il n'y ait pas de fleurs sur ma tombe. Ce n'est pas une plante qui déterminera si les gens pensent à moi ou non. Alors, j'aimerais que tu me donnes des fleurs fragiles. Des marguerites, des coquelicots, des myosotis, peu importe, temps qu'elles s'en vont avec le vent. Regarde ton chagrin s'envoler avec elles, et souviens toi juste combien elles étaient belles malgré leur faiblesse. Tu peux faire ça pour moi ?

- Pascal... commença Isabelle. Je suis désolée. Le chagrin n'est parti ni avec les fleurs, ni avec les années. Alors, je suis désolée de te décevoir. Tu m'as toujours voulue heureuse, mais... c'est pas possible. Je peux pas être heureuse sans toi. Sans toi je suis seule, parce que je fais du mal aux gens. Et puis, j'aime pas les gens, parce qu'ils me font mal quand je les aime. Comme toi. Tu me fais mal Pascal."

Une larme s'écrasa contre la pierre.

"Y'a cette boule dans mon ventre toute la journée. Je souffre chaque seconde depuis quatorze ans. Depuis cette connerie de crise cardiaque. Je t'ai tué, Pascal, mais je t'aime. T'entends ? Je t'aime ! Mais je t'ai tué, et je crois que je me suis tuée aussi. C'est vide à l'intérieur depuis que t'es plus là. Je t'ai tué Pascal, et je suis certaine que mère ne me le pardonnera jamais. J'suis plus à ma place dans cette famille, ma famille c'était toi. Alors j'parle à une tombe, j'parle toute seule, j'crois que j'suis folle Pascal. J'suis folle et mauvaise, les hommes sont mauvais de toutes façons. Et puis y'a les hommes bons, les hommes comme toi. Ceux-là sont les pires, car ce sont ceux qui font souffrir. Alors je parle pas. Je veux plus aimer, ça fait trop mal. Mais y'a cette fille... j'ai peur Pascal. J'ai peur et j'ai besoin de toi. Si seulement t'étais pas enfermé dans ce foutu cercueil... Isabelle ferma les yeux. Tu me manques."

Écroulée contre la pierre, la jeune fille était secouée de spasmes, respirait par  à-coups.

"Tu me manques, Pascal." répéta-t-elle.

Le ciel craqua. Le tonnerre gronda. Un éclair déchira le paysage gris. Et la pluie s'abattit sur Isabelle. Le visage enfoui dans les mains, elle sentit une présence s'asseoir à côté d'elle.

"Kadna..., je sais pas comment t'es arrivée ici, mais c'est vraiment pas le moment, sanglota-t-elle.

- Je veux juste savoir qui il était."

Elle releva la tête.

"Gabriel ?

- Je l'ai jamais connu... S'il te plait, raconte moi."

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant