3

90 23 72
                                    

"Tu n'as pas froid ?"

En se retournant, Isabelle distingua une peau d'un noir brillant et un voile rose. Elle remit alors précipitamment ses lunettes et attrapa d'une poigne sèche la serviette que Kadna lui tendait.

"Vous ! Qu'est ce que vous faites encore là ?

- Je te retourne la question. Au cas où tu n'avais pas remarqué, il pleut dehors. Beaucoup.

- Et alors ? Allez vous en ! Vous me suivez jusque chez moi, et puis quoi encore ? Vous ne vous trouvez pas un peu intrusive ?

- Je dirais plutôt persévérante, corrigea calmement Kadna. Je ne te laisserai pas sombrer, Bella."

À ces mots, elle prit Isabelle par les épaules et la mena à l'abris.

"Il est trop tard. J'ai déjà sombré, fit cette dernière en lui tournant le dos.

- Je suis d'avis qu'il n'est jamais trop tard.

- Les gens qui ne sont jamais tombés ne connaissent pas la douleur d'une chute, répliqua Isabelle.

- Mais ils peuvent te relever, persista Kadna.

- Qu'est ce que vous avez, à la fin ? se retourna la lycéenne, les joues rouges et humides. Vous voulez une auréole, c'est ça ? J'en ai rien à foutre moi de vos problèmes d'orgueil, alors cassez-vous !"

Isabelle s'écroula le long d'un mur et se prit la tête dans les mains. Ses doigts cachaient son visage dans un mélange de honte, de pudeur, de haine, de fragilité, de désespoir. Elle releva le front et hurla en pleurant :

"C'est ça que tu veux voir ? Ouais, je suis faible. C'est bon, tu te sens supérieure maintenant ? T'es rassurée ? Barre-toi je te dis !"

Ces paroles déchirées sonnaient tour à tour comme des rugissements haineux, des cris d'agonie et des appels au secours. Kadna resta silencieuse et immobile, laissant Isabelle se vider de ses sanglots.

"Allez, reprit celle-ci à bout de force, va tout leur dire. Va dire à tes amis que tu as voulu héroïquement sauver la pauvre Isabelle, mais qu'elle t'as rejetée méchamment et qu'elle mérite d'être seule. Je sais très bien que t'es comme tous les autres. Va où tu veux, mais sors de ma maison. Sors de ma vie."

Il y eut une latence durant laquelle les seuls renifflements plaintifs d'Isabelle résonnèrent.

"Non, s'opposa finalement l'autre en toute simplicité. Tu apprendras que je suis bornée, Bella. Alors non, je ne t'abandonnerai pas. Tu as le droit d'être soutenue. Crois moi, tu en vaux la peine. La vie en vaut la peine.

- Ta vie, peut-être. La mienne est sans espoir depuis des lustres. Tu perds ton temps."

Kadna prit les mains d'Isabelle, qui n'eut pas la force de résister. Elle la releva avec douceur.

"Tu es bien mieux comme ça, sourit-elle en replaçant une mèche platine derrière l'oreille de sa protégée. Viens, je vais te montrer quelque chose."

Elle tira sur un drap, sous les protestations vaines d'Isabelle. Le tissus blanc tomba au sol, découvrant un grand miroir. Un beau miroir, destiné à refléter de belles choses.

"Je le savais, murmura-t-elle, visiblement satisfaite.

- Arrête, supplia la malade. S'il te plaît.

- Wow, tu en deviendrais presque polie ! s'écria Kadna. Allez, viens avec moi. Il est temps de te réconcilier avec ton reflet."

Elle ne lui laissa pas le choix, et la tira devant la glace.

"Je te présente Toi. C'est une très jolie fille.

- C'est bientôt fini tout ça ? se lamenta Isabelle.

- À toi de me le dire, ma belle.

- Qu'est ce que tu attends de moi, au juste ?

- Je veux que tu ouvres les yeux, pour voir combien tu es magnifique.

- N'importe quoi ! Tu sais ce qu'il va se passer ? Hein ? explosa Isabelle. Je vais ouvrir les yeux et que vais-je voir ? Je vais voir des taches, des taches floues qui représentent mon corps et me rappellent chaque minute et chaque seconde qui passe que je suis malade. Et ça, ça, tu ne pourras jamais le comprendre, murmura-t-elle en tremblant. Personne ne pourra jamais me comprendre, tu entends ? Tu peux te la bouffer ta main tendue, elle rendra jamais la mienne moins blanche !

- Tes parents vont s'inquiéter, si tu cries aussi fort, nota Kadna.

- Oh, tu crois ? Ils ne m'entendront pas. Ils ne m'écouteront pas. Ils n'en ont strictement rien à foutre. Tout le monde. Tout le monde se fout de tout le monde. Et je trouverai ce qui te pousse vers moi. Parce que t'es égoïste, j'le sais. On l'est tous."

Kadna hocha la tête, et s'assit sur le lit.

"Bien. Bien, répéta-t-elle. J'ai mes raisons pour t'aider, c'est vrai. Mais, tu n'as pas encore à les entendre. Pour le moment, j'aimerais simplement que tu jettes un regard vers ce miroir, et que tu me racontes ce que tu y vois.

- D'accord, accepta Isabelle avec un air de défi. Je ne vois pratiquement rien, si ce n'est la vague silhouette d'un corps que beaucoup trouvent trop laid, et que je trouve trop pâle. Beaucoup trop pâle. Et puis...

- Bella, l'interrompit Kadna. Ta maladie, elle est pas seulement sur ta peau.

- Bien joué championne, répliqua Isabelle avec sarcasme, l'albinisme concerne également les yeux et les cheveux.

- Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Elle est aussi et surtout à l'intérieur. C'est ton coeur qui souffre."

Isabelle soupira en se laissant tomber sur le lit.

"Je n'y arriverai pas.

- Pardon ?

- J'ignore pour quelle raison tu as décidé de me rendre heureuse. Mais même si je n'arrive pas à t'en dissuader, tu ne pourras pas me faire sourire. Je n'en suis plus capable.

- Peut être que tu te sous estimes.

- Ou peut être que tu me surestimes.

- J'ai confiance en toi, c'est différent."

À ces mots, Isabelle s'enfouit sous sa couette, une grimace de douleur sur le visage.

"Personne ne devrait me faire confiance.

- Je suis sûre que si, dit Kadna avec douceur. À commencer par toi. Alors, lève toi, et affronte ce miroir. S'il te plaît.

- ...Très bien, accepta soudain Isabelle en posant un pied sur le plancher."

Elle s'avança, et s'arrêta à quelques centimètres de son reflet.

"Bravo, l'encouragea Kadna. Maintenant, souffle un grand coup et..."

Un bruit d'impact la coupa. Dans un souffle, Isabelle retira son poing ensanglantée du miroir brisé, ébahie devant le coup parti si rapidement.

"Je me sens déjà mieux." ironisa-t-elle avec un sourire vainqueur.

Elle chercha Kadna des yeux, balayant la pièce d'un regard aussi fier que coupable. Elle étouffa un hoquet de surprise : sur le lit, il n'y avait plus qu'un corps inconscient.

"Et merde."

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant