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A  vrai dire, Isabelle ne comprenait plus rien à la situation. Elle se contentait donc de boire le flot de paroles que l’inconnue déversait, abasourdie par tant d’altruisme.

La jeune fille n’y croyait pas le moins du monde, la générosité n’existait que dans les contes de fées. Le don du cœur, le vrai, le désintérêt divin dont les hommes aimaient se vanter n’était qu’illusion.

L’homme, c’est celui qui t’écrase, te marche dessus pour mieux s’élever. L’homme, c’est celui qui cherche en toi la noirceur pour pardonner la sienne. L’homme, c’est celui qui fait tout pour être aimé, admiré, craint des autres, car il se connait trop bien pour s’estimer lui-même. L’homme est mauvais, et Isabelle ne le savait que trop bien pour se méprendre. Un humain ne tend la main que pour pointer du doigt, lui avaient appris ses dix sept ans d’existence.

Dans un monde où la loi du plus fort était celle des gagnants, elle était hors jeu, à jamais reclue sur le banc des faibles.

Ce monde comptait les misogynes, les homophobes, les racistes. Isabelle était tout ça à la fois, et bien plus encore : elle était misanthrope. Les hommes sont tous égaux, tous aussi cons, se prit-elle à penser avec une moue consternée.

Une petite tape sur son épaule la sortit de ces réflexions.

« Tu n’écoutes rien de ce que je raconte depuis tout à l’heure, avoue ! rit son interlocutrice. Ce n’est pas grave, dis-moi simplement ton nom.

- Isabelle.

- Isabelle ? Hm, j’aime bien. Mais je t’appellerai Bella, ça te va mieux... je suis sûre que tu es magnifique.

-  Vous faites erreur. Je suis pas une belle personne. »

Ces mots sortirent de sa bouche avec une spontanéité et une conviction qui auraient fait s’effondrer les plus insensibles. Ils rebondirent sur les murs, et tout le restaurant parut se taire. Alors la jeune femme prit les doigts glacés de cette nouvelle rencontre entre les siens. A travers ses lunettes teintées, Isabelle sentit le regard perçant de celle qui voulait passer un message à son âme.

« On est tous de belles personnes, chérie. On a juste besoin de quelqu’un qui le voit. »

Isabelle baissa les yeux pour fuir ceux de l’inconnue, beaucoup trop doux pour elle. Hypocrite, assurément. Ils l'étaient tous. Mal à l’aise, elle tenta de changer de sujet, bien que la réponse l’importât peu.

« Et vous… ? Comment dois-je vous appeler ?

- Je suis Kadna Osunwa. Mais tu peux m’appeler Sé, comme tout le monde. »

Isabelle haussa un sourcil.

« Kadna, Cadenas. Cadenas, Serrure. Serrure, Sé. Tu noteras que mes amis ont un humour d’une rare distinction. Et, par pitié, ne me vouvoie pas, je ne suis pas si vieille ! Quel âge as-tu, d’ailleurs ?

- Dix-sept ans.

- Et moi dix-huit. Tu vois, nous ne sommes pas si différentes !”

Isabelle ne sut réprimer un rire cynique.

“Regarde-nous une seconde... je te défie de nous trouver ne serait-ce qu'un point commun.”

Kadna prit le temps d’observer sa protégée. Elle avait la nuque courbée de ceux qui regardent le sol plutôt que le ciel, les ongles rongés des anxieux, la peau aussi pâle que celle d’un mort. Sa silhouette frêle semblait se perdre dans des vêtements larges qui couvraient chaque parcelle de son corps.

"Voyons… Nous avons deux bras, deux jambes, un visage. Nous sommes adolescentes, nous sommes assises dans ce restaurant, nous habitons à Lille,  nous…

- Simple superficialité. Les hommes sont tous les mêmes, soupira Isabelle en remplaçant une mèche blanche derrière son oreille.

- Viendrais-tu d’admettre que nous sommes pareilles ?

- Vous ne savez pas regarder, continua-t-elle en ignorant la remarque de Kadna.

- Et toi, tu vois mal, Bella, répondit-elle en désignant les lunettes.

- Je vois le mal en regardant bien, c'est une tout autre chose. Je perçois la noirceur que vous tentez tous de cacher.”

Kadna esquissa un sourire triste et compatissant. Il ne serait pas facile de faire rire cette jeune fille.

“Ah ! Le pessimisme… ça ne doit pas être facile.

- Je ne suis que réaliste, rétorqua la blonde.

- Dans ce cas, pourquoi ne pas… rêver ? s'exclama-t-elle en levant les bras.  

- Parce que cette vie est déjà un cauchemar, tout simplement.

- Si tu ne poursuis aucun rêve, comment peux-tu aller dans la bonne direction ? Tu sais, un peu d’espoir n’a jamais fait de mal à personne.”

À ces mots, les mains d’Isabelle se crispèrent sur la table, qu’elle lâcha en tremblant. Elle se leva brusquement de sa chaise, courut en zigzag et claqua la porte.

Des larmes ruisselant le long de ses joues se mêlèrent à la pluie torrentielle qui s’abattait sur la ville. Elle s’écorcha le front sur un mur, mais ignora le liquide chaud qui s’échappait de la plaie. Fuyant sans savoir où, elle voulait à tout prix s'éloigner toujours plus de cette personne entrée sans permission dans son existence. Cette personne qui puait le bonheur. Cette personne qui voulait lui redonner espoir.

Sa maladie l'avait peut-être affaiblie, les hommes l’avaient certes brisée, mais c'était l’espoir qui avait anéantie Isabelle.

Depuis, elle s'était fait la promesse silencieuse de ne jamais répéter ses erreurs.

Elle erra encore et encore dans la ville sans jamais y trouver sa place, ni dans les boutiques pour ceux qu'on disait beaux, ni dans les bibliothèques pour ceux qu'on disait cultivés, ni dans les stades pour ceux qu'on disait sportifs, ni dans les fêtes pour ceux qu'on disait sociables, ni dans les parcs pour ceux qu'on disait rêveurs, ni dans les associations pour ceux qu'on disait engagés.

Isabelle, on la disait laide, méchante, folle, malade, ou alors on ne la disait pas du tout.

On chuchotait de temps à autres son nom comme un mot maudit, on lui lançait de faux sourires de soutien en la voyant passer dans les couloirs. D’autres l'ignoraient, détournaient le regard ou encore lui crachaient des insultes. Dans son petit lycée, tous l'avaient catégorisée, mais aucun ne la connaissait réellement. Ne serait-ce que lui adresser la parole ruinerait une réputation, après tout.

Isabelle serra les poings à s'en blanchir les articulations et se laissa tomber lourdement sur un banc, provoquant l’envol de quelques pigeons grossiers. Son ventre émit un gargouillis plaintif, et elle regretta soudain d'avoir refusé que Kadna lui paie un déjeuner. Un soupir s’enfuit de ses lèvres pour se matérialiser dans le froid de novembre, mais ce fut loin d'extérioriser son mal-être. Elle porta une main gantée à son front ensanglanté en maudissant sa vue et se décida finalement à rentrer chez elle, lassée du froid qui la mordait.  

Définitivement, aucun endroit ne lui correspondait.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant