8

75 17 34
                                    

"Allez, debout !"

Isabelle sursauta. Pourquoi diable entendait-elle la voix de Kadna au beau milieu de la nuit ? Elle reçu des vêtements dans la figure et ouvrit les yeux. La silhouette de la jeune fille était bien là, devant elle, à quatre heures du matin.

"Enfile ça, reprit-elle.

- Pardon ?

- Je t'emmène courir, expliqua l'adolescente.

- Je dors, fit Isabelle en relevant sa couette sur son visage.

- Plus maintenant, remarqua l'autre. Et puis, tu cours souvent loin de moi. Tu n'auras aucune difficulté à me semer si tu en as envie."

Malgré l'obstination que montra Isabelle, il était difficile de ne pas suivre Kadna. Ainsi se retrouvèrent-elles vite toutes deux dans les rues désertes, où leurs seuls souffles résonnaient. Juste du silence et des lampadaires et des trottoirs et des étoiles et deux jeunes femmes qui trottinent. Et de temps à autre une voiture aux phares aveuglants. Au bout de dix minutes à peine, Kadna hyperventilait. Elle se mit à marcher et, contre toute attente, sa camarade ralentit avec elle.

"Tout ça pour ça, constata-t-elle d'un ton cassant, même si ses propres jambes avaient atteint leur limite.

- Je n'ai jamais... prétendu être douée", siffla Kadna, essoufflée.

Il n'y avait rien à ajouter à cette remarque, aussi seul le silence lui répondit.

"Nous avons la ville pour nous, déclara Kadna au bout d'un moment.

- N'en sois pas si sûre, la contredit la blonde. Nous la partageons très certainement avec un bon nombre de soulards emméchés.

- Dans ce cas, nous avons presque la ville pour nous.", se corrigea-t-elle.

Elle commença à chantonner gaiement. Isabelle la regardait silencieusement, envoûtée par cette voix bleue, mais si belle dans sa douceur. Les notes s'envolaient vers les fenêtres et berçaient les citadins endormis.

Peu à peu, Kadna joignit à la mélodie des gestes certainement maladroits, pourtant gracieux par la passion qui les animait. Elle glissait sur le sol, caressait l'air de ses mains, repandait sa chaleur dans la fraîche brise de l'aube. N'importe qui à sa place aurait été d'un rare ridicule, mais Kadna était dotée d'un charisme aussi fascinant qu'inexpliqué, qui suscitait l'attendrissement dans les situations les plus improbables. Elle s'approcha d'Isabelle et posa délicatement les doigts sur ses hanches. La jeune fille ne parvint pas à se défaire de cette emprise. Alors, usant d'une force insoupçonnable, Kadna fit virevolter son amie dans les airs. Ses cheveux blancs s'envolèrent, colombes tournoyant autour d'elles. La lune la baigna de sa clarté lorsque ses pieds retrouvèrent doucement le sol. Le chant cessa.

"C'est nouveau, ça, nota Kadna en effleurant la frange d'Isabelle. J'aime bien."

Elle prit sa main une énième fois.

"Je crois qu'il est temps de rentrer."

Encore étourdie, Isabelle acquiesça d'un léger hochement de la tête.

Elles se mirent en route, entre les anciens bâtiments plongés dans une ombre rassurante. Elles ne prononcèrent pas un mot en se quittant au croisement ; jamais Isabelle n'était sûre de revoir Kadna. Leurs rencontres étaient suspendues dans le temps, et elle ne savait qu'en penser. L'amitié l'avait toujours brisée. Elle avait bu de tout son saoul ce poison à l'allure traître, et en avait payé durement les conséquences ; aussi belle que soit l'illusion d'une affection réciproque, les relations humaines n'étaient tissées que pour satisfaire d'égoïstes besoins.

Elle ouvrit la porte d'entrée le plus délicatement possible. Isabelle entrait, sortait, pleurait, vivait dans la discrétion. Elle aurait voulu que les gens voient sa souffrance, non pas devant le constat de ses larmes et de sa faiblesse, mais en s'intéressant à son âme. Pourtant, maintenant qu'une personne cherchait à la connaître, à la découvrir, à la comprendre, elle se trouvait terrifiée. Peut-être parce qu'elle-même était incapable de se définir autrement que par la noirceur dont on essayait soudain de la sortir. Cristal brisé dont les morceaux blessent, coquille vide et écrasée par son propre poids, elle ne pouvait se défaire de l'enveloppe qui la détruisait au fil du temps.

Il était six heures quinze et ses parents ne tarderaient pas à se réveiller. Aussi gravit-elle silencieusement les escaliers et partit se doucher. Elle lava sa peau bien trop fragile, ses cheveux bien trop blancs, sa chair bien trop maigre, ses muscles bien trop faibles. Elle infligeait un jet glacé à un corps qu'elle n'aimait pas. La jeune fille ressortit très vite, grelottante. Elle avait toujours craint de dépenser trop d'eau, trop de temps, trop d'argent, de déranger une fois de plus ses parents.

C'est donc à pied qu'elle se dirigea vers son lycée, comme tous les matins. Elle marchait là où elle avait couru quelques heures plus tôt, troquant la foulée dynamique d'un sportif du dimanche contre le pas traînant de l'écolier las. Il est bien rare de croiser un élève si avide de connaissances qu'il va enthousiaste à la rencontre de ses professeurs et camarades, après la stridente sonnerie d'un réveil précoce. L'effet vivifiant de son escapade matinale s'était estompé dès la disparition de Kadna au coin de la rue.

Le jour n'était pas encore levé et Isabelle n'était déjà plus que fatigue, ennui et angoisse.

Tous les jours la même boule au ventre, les mêmes yeux rouges, cachés derrières des lunettes et fixés sur le sol. Quoi qu'elle fasse, les insultes ne pouvaient passer au-dessus de son chapeau. Malgré les apparences, chaque mot traversait ses barrières et s'échouait dans son coeur meurtri. Et les autres ? Les autres ne voyaient rien. Ou peut-être ne voulaient-ils rien voir. Mais le pire, c'était Carla. Satisfaite devant le fruit de sa vengeance. Ses talons qui battaient un rythme entêtant lorsqu'elle la frôlait. Ses boucles brunes qui la suivaient fièrement. Son regard méprisant. Et son silence qui disait "Je t'avais prévenue.". Dire que cette figure de dédain avait un jour prétendu l'aimer semblait inimaginable.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant