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“Zaaaa ! Debout ! Matin !”

Une petite soeur était certainement le meilleur des réveils. Le plus efficace, du moins. Toujours là, le dimanche matin, à sept heures et demi, pour vous sauter dessus en ouvrant les bras et vous tirer de ceux de Morphée.

Isabelle fit l'erreur d'ouvrir les yeux. La lumière allumée enflamma ses iris, et elle referma aussitôt les paupières. Elle chercha à tâtons ses lunettes de soleil et les plaça sur ses oreilles comme un soldat place son bouclier avant de partir à l'assaut. Elle enfila des chaussons et une robe de chambre, puis suivit une Domitille sautillante jusque la cuisine.

“Isa, je t'ai déjà dit de t’habiller pour descendre, soupira sa mère en la voyant arriver.

- Bonjour, mère”, répliqua-t-elle froidement.

Elle attrapa des poêles et se mit à cuire des oeufs. Le reste de la famille ne tarda heureusement pas à arriver, abrégeant le silence malsain qui s'était installé. L’aînée déposa alors la nourriture sur la table, au milieu de la cohue, et fila s'asseoir à l'extrémité. Elle n'avait jamais eu grand appétit, aussi une tranche de pain suffit à la rassasier. Ce maigre petit déjeuner englouti, elle remonta en vitesse dans sa chambre, loin du vacarme des enfants, et bénit l'isolation acoustique en fermant la porte.

Comme l'avait ordonné sa mère, Isabelle troqua son pyjama contre des habits larges, qui dissimulaient tant bien que mal sa maigreur. Désormais, elle était prête pour aller à la messe. Car aucun enfant n’y échappait ; ils avaient besoin de culture et de foi selon leurs géniteurs.

Ils étaient donc là, assis sur un banc dur dans une prison sans chauffage, perdus au milieu de quelques retraités. La Bible, Isabelle la connaissait par coeur : cela faisait dix sept ans qu'elle avait droit à l’hebdomadaire litanie d'un sextagénaire. Peut-être était ce l'ennui qui  l'avait dégoûtée de la religion, ou l'obligation de s’y plier. Peut-être ne voulait-elle pas penser qu'on l'avait créée, puis abandonnée. Peut-être que ce "on" était trop vaste et trop concis à la fois pour son esprit sans cesse en quête de précision. Peut-être encore refusait-elle simplement d’admettre que quelqu'un l'aimait, quelque part. Peut-être était-ce le cumul de ces raisonnements, ou peut être qu’il était impossible d'expliquer pourquoi Isabelle ne croyait pas.

On pourrait se demander aussi pourquoi elle ne s'en était jamais plainte. Pourquoi elle ne s'était jamais levée devant ses parents pour leur dire : “Maman, Papa, je n'ai pas envie d'aller à la messe aujourd'hui”. Elle avait certainement peur. Peur de s'opposer à l'autorité. Peur de déranger. Peur de décevoir. Et surtout, peur de cette nouvelle différence entre eux. Oui, ce serait rompre le peu de similitudes qui la reliait à sa famille. Creuser le fossé, encore et encore. Et encore. Séisme qui sépare l’unité craquelée en deux parts distinctes.

C'est à cela que songeait Isabelle, les yeux perdus dans les vitraux de la Cathédrale Notre-Dame-de-la-Treille. Son regard dériva sur le plafond voûté du bâtiment, si haut, si imposant. De splendides colonnes, un travail minutieux et remarquable. Et puis, il paraissait que la courbe des marches avaient été formée par les pèlerins montant les escaliers  à genoux. Elle se demanda comment il était possible de construire de telles choses à partir de rien, d’où venait la capacité de dévouement total à une entité dont l'existence n'était qu'une vague supposition. Pourquoi certains mettaient-ils leur vie entière au service de leur foi ? C'était fascinant. Terrifiant, aussi. Parce que ces gens agenouillés avaient aussi peur de l'inconnu qu'elle, ils créaient une origine à tout ce qu'ils ne comprenaient pas. La religion, c'était ce qu’elle connaissait sur le bout des doigts et ce qu'elle n'arrivait pas à saisir. Car croire en Dieu, en l’Homme, en elle, ça lui était inconnu. Ça l’effrayait.

“Isa, tu viens ?”

Gabriel l'attendait, les yeux plissés. L'intéressée balaya du regard l'église vide et se leva précipitamment. Elle suivit silencieusement son frère à travers les rangs, bousculant quelques bancs sur son passage. Leurs pas résonnaient sur la pierre, l'odeur de poussière leur obstruait les narines.

“Hé, fit soudain Gabriel. Tu crois, toi ?”

Isabelle ne comprit pas instantanément que son frère lui parlait ; il était rare qu'il lui adresse la parole.

“Je veux dire, reprit-il, t'en penses quoi de Dieu et compagnie ?”

Cette appellation voulue comique laissa sa destinataire impassible.

“Pas grand chose”, soupira-t-elle en haussant les épaules.

Il y eut un nouveau silence, et Gabriel s'arrêta de marcher.

“Je sais même plus en quoi je crois. En Jésus ou en mes parents ? Je porte le nom d'un ange, sérieusement.”
Isabelle ne répondit pas, mais son frère continua.

“Je vais professer ma foi cette année... Mais est ce que je réciterai un texte sans intérêt ? Ou alors, je déclarerai mon amour à quelqu'un que je n'ai jamais vu ? Est-ce que cet amour est sincère ? Est-ce que je serai à la hauteur ? Est-ce que je saurai dire que je crois ? Je veux dire...”

Il laissa sa tirade se perdre dans la voûte du plafond avant de reprendre sa marche. Bientôt, il arriva à la sortie. Le soleil éclaboussa sa figure lorsqu’il s'exclama : “Je sais. J’ai compris. Je dois me confesser ! C'est ça ! Merci Isabelle !”

Visiblement très enthousiaste à cette idée, il se mit à courir vers le reste de la famille. Sa soeur haussa les sourcils en le voyant passer, et continua de marcher.

C'était certainement un des premiers échanges qu'elle ait eu avec Gabriel, même s'il lui avait tenu un monologue plus qu’une conversation. Le garçon avait une manière étrange de s'exprimer, comme si chacune de ses phrases était une pensée retranscrite spontanément, sans aucun filtre. Cela relevait d’une certaine insouciance, d'une personnalité affirmée : il réfléchissait à voix haute, sans peur de ce que son esprit lui révélerait. Isabelle, au contraire, évitait de parler, de se dévoiler, de s'exposer à ses propres opinions. Ses démons étaient déjà trop effrayants à l’intérieur, elle ne voulait en aucun avoir à les affronter de manière plus concrète. Une raison de plus de craindre Kadna : instaurer un dialogue, c'était devenir vulnérable. Après des années de solitude, elle ne savait plus interagir avec l'autre.

“Comment tu fais ça ?”

Gabriel était déjà loin, et la question demeura sans réponse. Isabelle s'arrêta, le souffle court ; tout l'air de son corps semblait avoir été consomé lors de ce murmure pratiquement inaudible. Elle prit deux profondes inspirations avant de rejoindre sa famille.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant