Isabelle resta figée devant ce numéro inconnu, qui lui semblait pourtant familier. Qui pouvait bien l'appeler à minuit ? Une sonnerie passa. Puis deux. Puis trois. Le correspondant était coriace. Il ne s'arrêtait pas, alors elle décrocha.
"Eh Isabelle c'toi hein ? Moi j'sais qu'c'est toi."
Son sang se glaça immédiatement dans ses veines. Cette voix, sur n'importe quelle intonation, à travers n'importe quel téléphone, aphone même, Isabelle la reconnaîtrait. Alors, dans un frisson, les sourcils froncés à s'en déchirer le front, elle balbutia : "Carla ?
- Ouais ouais c'moi. T'sais moi j'adore les moutons, c'joli les moutons. EH EH PAS TOUCHE LA MOUCHE C'MON TÉLÉPHONE LÀ ! Laisse moi parler à Isa bordel de merde. Ouais donc j'disais ? Mathieu bof bof au lit hein. Boh, t'facon toi tu sais qu'j'suis avec lui que pour t'oublier. Mais y'est gentil hein Mathieu, très gentil Mathieu. Ouais ouais j'te dis, y'est gentil. Mais bon c'pas une fille quoi. Alors que t'vois Winnie l'ourson, ben en fait c'est une f"
Un grésillement. Et puis des voix derrière, des voix qui lui ordonnent de lâcher ce putain de téléphone. Quelques bruits de luttes, des cris rauques de Carla, et un bip. L'appareil se mura dans un silence insolent.
Et Isabelle resta là. Que faire ? Que faire quand l'ex qui a détruit votre vie vous rappelle un soir, complètement ivre ? Que faire lorsqu'une figure terrifiante ressurgit du passé ? Que faire lorsqu'on est aussi perdu qu'effrayé ?
Un an auparavant, saoule, Isabelle avait trompé Carla. Et maintenant, ce jour-là, cette nuit-là, à ce moment précis où tous les autres hommes respiraient comme ils le font chaque seconde, ce moment précis où Carla se trouvait saoule, Carla avait appelé Isabelle.
Mais pourquoi, pourquoi avait-elle pensé à elle, pourquoi diable avait-elle eu besoin de revenir vers un être qu'elle avait brisé de ses mains ? La vengeance, voilà qui est douloureux. On souffre et en souffrant on conçoit combien le vengeur a dû souffrir, et ça, ça fait souffrir. Et le pire, c'est que c'est fou comme Isabelle avait pu aimer Carla, c'est fou comme Carla avait pu aimer Isabelle. Et puis, c'est fou comme on peut faire confiance à ceux qu'on aime, et c'est tellement putain de fou qu'Isabelle ait pu briser tout ça si vite, absolument fou qu'en un instant, juste le temps d'un souffle et de deux corps qui s'effleurent, tout puisse foirer, tout puisse mourir, tout puisse s'éteindre. Non, pas s'éteindre. Parce que l'amour, parce que la haine, tout ça ça brûle, ça vous consume jusqu'à la moindre des dernières cendres. Ça s'éteint que quand y'a plus rien à détruire.
Et pendant longtemps, Isabelle n'avait plus rien à détruire. Et maintenant que la vie lui donnait ne serait-ce qu'une once d'espoir, Carla, fidèle au poste, jetait dessus des braises ravageuses. Comment est-ce que ça peut être aussi facile, et surtout aussi dur, de haïr ceux qui nous sont chers ? On dit que l'amour, ça nous dépasse. Et c'est vrai, évidemment, mais la haine, alors, est-ce qu'elle n'arrive pas à surpasser l'amour ? Et y-a-t-il, finalement, des choses qui ne nous dépassent pas ?
C'était une chose de voir chaque jour son visage, de savoir pertinemment que même si Carla avait disparu elle existait encore. Oui, bien sûr que c'était une chose, de comprendre un peu plus chaque seconde que si Carla n'était plus, si elle était devenue cette détestable chose assoiffée d'alcool et de souffrance humaine, c'était de la faute d'Isabelle. C'était une grande chose, même, mais entendre à nouveau son nom dans la bouche d'un amour passé, c'en était une autre. Une toute autre, qui ravageait Isabelle.
Alors elle restait là, pantelante, penaude, interdite, incrédule peut-être, complètement paumée surtout. Elle était arrêtée, figée, gelée dans le temps, tandis que le reste du monde tournait sans elle. Combien, à cette heure entre le jour et la nuit où les étoiles brillent et les coeurs s'attendrissent, combien de couples se formaient à cet instant précis ? Et combien, à l'heure où le ciel s'obscurcit, traversaient une terrible trahison ? Et si Dieu existe, qu'il lui dise à Isabelle, combien de gens s'embrassaient, combien simulaient, combien luttaient, combien aimaient. Et s'il est assez fou, si Dieu est aussi fou que son monde, qu'il lui dise combien étaient heureux. Qu'on lui raconte donc, à cette âme égarée, ce qu'il était en train d'advenir dans ces vies où elle n'a jamais existé. Parce qu'elle aurait aimé comprendre, et qu'à la fois elle s'en foutait, parce qu'elle se sentait vide et qu'le vide c'était déjà trop. Puis surtout, qu'on lui explique ce qu'il arrivait dans une vie où elle était apparue, avait disparu brutalement, et était reparue subitement. Parce que ça la brûlait de savoir, là, alors qu'elle-même était coincée entre la voûte sombre et les murs de sa chambre, ce que devenait Carla. Évidemment, ça lui ferait mal, bien trop mal qu'on lui raconte, et pourtant Isabelle était toujours persuadée qu'il y a des choses auxquelles on s'accroche même si elles nous détruisent de l'intérieur.
Alors, dans un élan de courage, de curiosité, de stupidité, de fièvre, Isabelle saisit son téléphone. Et elle était si décidée, si déterminée à dénicher des informations dangereuses, qu'elle ne trembla pas le moins du monde en appelant Carla.
Elle attendit très peu, mais ce très peu parut très long. Finalement, la messagerie la remballa.
Il était idiot d'avoir essayé : bien sûr que ses amis avaient éteint son cellulaire après sa magistrale bêtise. Au moins, ils prenaient un peu soin d'elle. Cela rassura légèrement Isabelle. Elle restait néanmoins déçue, frustrée même, que la voix de son ancien amour se soit interrompue si brusquement, sans transition, sans au revoir et même sans adieu. Le lendemain, Carla se reveillerait probablement sans souvenir de ce bref échange qui tourmentait tant Isabelle. Et étrangement, cela la dérangeait presque, car cet instant n'existerait plus que pour elle. Isabelle tourna des yeux épuisés vers la fenêtre et le bout de ciel obscur et illuminé qui s'y découpait. Elle ferma machinalement ses volets, puis ses yeux. Mais, pouvait-elle seulement dormir après ça ?
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En Noir Et Blanc
Ficción GeneralC'était un jour d'hiver. Il y avait cette fille qui marchait la tête haute, rejetant son voile en arrière. Il y avait cette fille qui marchait les épaules voûtées, cachée sous son chapeau à larges bords. C'étaient le noir et le blanc. Isabelle éta...