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En sortant du cabinet, l'albinos découvrit Kadna qui l'attendait. Dos à la porte, debout sur le trottoir, son voile rose effleurant nonchalamment ses épaules, elle avait les yeux au dessus des toitures, là où se découpait le crépuscule. Isabelle ne fut presque pas surprise de cette nouvelle apparition. En revanche, elle fut sidérée par ses propres mots.

"Tu m'aideras à choisir mes lunettes ?"

Son visage se décomposa, tandis que celui de Kadna s'illuminait d'un grand sourire. Elle s'empressa d'ajouter : "Pas que je veuille nécessairement te voir, mais un avis pourrait être utile si je veux ressembler à quelque-chose.

- Je t'accompagnerai avec plaisir, ma belle.", répondit l'autre, enchantée.

Et, naturellement, elle prit sa main et l'emmena par les rues. Soudain, plus rien ne semblait gris et monochrome ; Lille se parait des mille couleurs du soleil couchant, dont les quelques rayons réchauffaient le coeur des citadins gelés. Kadna parlait en un flot aussi doux qu'intarissable, elle parlait de la beauté de la vie, des gens, et essentiellement de futilités qu'on ne retiendrait pas. Elle parlait sans s'arrêter et surtout, sans jamais parler d'elle. Isabelle marchait à ses côtés, comme étourdie, et parfois même elle s'étonnait à apprécier entendre cette voix tendre sans vraiment l'écouter. À force de solitude, la jeune fille avait presque oublié la sensation d'être accompagnée sur un trottoir, se sentir deux insolentes face au monde qui se dresse.

Elle n'avait à vrai dire aucune idée de ce qu'elle faisait ; elle se promenait peut-être ou, plus probablement, on la promenait. Il lui survenait par moments des sursauts de surprise, lorsqu'elle redécouvrait après quelques instants d'inattention qu'elle se laissait faire. Malgré tout jamais elle ne se dégageait, replongeant simplement dans la même transe distraite. La main dans une main noire, le pas sur un sol noir, elle avait les yeux sur la nuit de plus en plus noire et pourtant plus lumineuse que jamais. À ce moment précis, elle captura à l'envolée quelques phrases de son acolyte.

"... et on le dira jamais assez, que rien n'est tout noir ni tout blanc. Tu vois bien, ce ciel sombre constellé d'étoiles en est la preuve. Et puis, il existe tellement de couleurs et de nuances, pourquoi tout prendre de manière si binaire ?

- Je crois qu'il y a un moment où la misère du monde t'aveugle, lâcha subitement Isabelle. Et là seulement, tu vois clair, et tu vois que tout est noir."

Surprise de cette soudaine intervention, Kadna s'arrêta. Il y eut un silence, quelques voitures passèrent.

"Tu crois que tout est noir, chérie ?"

L'albinos se mordit la lèvre, observa la lueur des astres qui perçait la voûte céleste, contempla la silhouette au voile rose qui s'y dessinait.

"Je sais plus."

Alors Kadna se remit à avancer, l'air pensif, comme à la recherche d'une réplique sâge qui saurait éclairer son amie.

"Pourquoi ?

- Pourquoi quoi ?

- Tu savais, c'est ça ? Et si maintenant tu sais plus, c'est parce qu'au fond tu sais. Tu sais que les choses ont changé, et qu'il y a de l'espoir. Mais, l'espoir, ça te fait peur. J'ai raison, n'est-ce pas ?"

Isabelle ne répondit pas. Au fond, peut-être qu'elle n'écoutait plus.

"Alors, j'aimerais comprendre pourquoi, reprit Kadna, inlassable. Pourquoi tout te paraissait si obscur, pourquoi cette haine envers l'humanité entière ?

- Et tu crois que j'vais te raconter toute ma vie, sous prétexte que tu me ballades sous les réverbères ? s'emporta brusquement son interlocutrice. Tu crois que, parce que les étoiles brillent, j'vais me livrer, aussi simple que ça, à une inconnue psychopathe que j'connais même pas ? Je sais rien de toi, ma grande, et je sais pas dans quel monde tu vis, mais ici, là, dans cette rue, c'est la vraie vie. Et la vraie vie, ça fait mal, la vraie vie, c'est cruel. La vraie vie, ça se raconte pas. Jamais personne ne racontera l'histoire des vrais gens, parce que personne ne s'y intéresse."

Face à ce déferlement, Kadna serra la main d'Isabelle un peu plus fort.

"Tu sais, si je demande à l'entendre, c'est que ta vie m'intéresse. Parce que tu existes, que tu fais partie des vrais gens, que tu as une histoire. Et ça me fascine ; les humains c'est si complexe, c'est tellement de nuances de couleur que c'en devient magnifique. Alors bien sûr que le vécu, c'est un truc qui me tient à coeur. Ton histoire, notre histoire, évidemment elle m'intéresse tellement que je pourrais passer des heures à l'écrire, à la lire, à la regarder. Mais, je préfère l'écouter couler de tes lèvres."

Elle avait laissé ses propos sortir en une même expiration, emportée par la passion qu'elle décrivait. Toutes deux se turent, et seules leurs semelles sur le pavé résonnaient dans la nuit.

"Je comprends pas, avoua enfin Isabelle. C'est pas possible d'aimer autant quelque-chose d'aussi terrible. Alors, je parie plutôt sur de la curiosité malsaine. Pourquoi me pousser à parler, sinon ? Tu veux entrer dans mon intimité, en savoir toujours plus. Et comment je suis censée te faire confiance ? Dans quelques jours, tu te lasseras de m'apprécier vainement, et tu utiliseras mon propre coeur contre moi. C'est toujours comme ça que ça se passe, c'est comme ça que le monde fonctionne.

- Je suis d'accord avec toi sur un point, déclara Kadna avec douceur. Tu ne comprends pas. Mine de rien, je m'attache à toi. Alors, c'est vrai, j'aimerais apprendre à te connaître plus encore. Depuis le début, mon seul but, c'est de te rendre heureuse. C'est pas un secret, se livrer ça fait du bien, et peut-être en as-tu besoin."

Isabelle semblait s'être calmée.

"Peut-être que je te crois, après tout. Et, peut-être que je le ferai un jour, qui sait ? Mais, pas à une inconnue.

- Alors c'est comme ça que tu me considères ? glapit Kadna. Je suis qu'une inconnue, pour toi ?"

Isabelle ne répondit pas. Au fond, peut-être qu'elle n'écoutait plus.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant