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Trois coups timides à la porte. Une tête blonde avança.

"Gabriel ? Qu'est-ce que tu fais là ?

- Je sais pas. J'avais juste envie de passer un peu de temps avec toi, je suppose.", sourit-il.

Et il resta planté debout, au milieu de la pièce, intrigué. Un silence. Il s'assit sur le lit.

"Tu m'intrigues, tu sais ?

- Pourtant, je ne suis pas très intéressante.

- T'es quand même mystérieuse. Ça fait treize ans que je vis à tes côtés, et j'ai l'impression de ne pas te connaître. Tu m'as jamais parlé de toi."

Elle tourna le regard vers le sourire de son frère.

"Il n'y a vraiment rien qui mérite ton attention.

- Est ce que t'es heureuse ?

- C'est pas un peu perché comme question ?

- Je sais pas. C'est celle que je me pose.", répondit-il simplement en haussant les épaules.

Isabelle soupira.

"Est-ce que ça existe vraiment ?

- Le bonheur ?"

Elle hocha doucement la tête, et Gabriel s'exclama : "Évidemment, ça existe !"

Un ange passa.

"Ça te rend pas heureuse de lui parler, à cette fille ?

- J'aime pas les gens.

- Mais... c'est les gens qui font ta vie, non ?

- Certainement. J'aime pas ma vie.

- Elle pourrait être pire, avança Gabriel.

- Par exemple ?

- Tu pourrais être morte."

Il rougit subitement devant son propre manque de tact.

"Désolé.

- Est-ce que ce serait vraiment pire ?"

Gabriel baissa les yeux. Isabelle l'imita.

"Désolée.

- T'y penses, pas vrai ?" bredouilla-t-il.

Isabelle se mordilla la lèvre inférieure.

"Honnêtement ? Ça m'arrive. Puis j'vois le sourire innocent de Domi, et j'me dis que je veux pas être celle qui éteindra les étincelles dans ses yeux."

Gabriel plongea son regard dans les lunettes de sa soeur avec un air triomphant.

"Tu vois ?

- Bof, flou quoi.

- Non, j'veux dire... au fond t'aimes les gens. J'crois que les gens sont notre raison de vivre à tous."

Les mots du garçon étaient toujours si sincères que ç'en devenait déstabilisant.

"Les gens sont aussi une raison de mourir, Gabriel.

- C'est ça qui te fait peur ?

- Non."

Gabriel haussa les sourcils.

"Enfin, peut-être, se corrigea-t-elle. En fait..." elle leva les yeux vers le plafond. "J'crois que j'ai peur de vivre."

Son petit frère lui adressa un regard perdu.

"J'ai peur d'essayer, je peux pas souffrir plus. Je veux pas tomber encore. J'ai aimé, ouais. Et tu veux savoir ? Chaque fois, ça m'a détruite. Le pire, c'est que ça a détruit les autres. Parce que l'humain est con, que l'humain est égoïste, et quoi que t'en dise, il ne fait que tout détruire sur son passage. Ma vie pourrait être pire, c'est ça ? C'est sûrement ça le pire, c'est que les hommes soient assez cruels pour que certains d'entre eux soient plus mal encore que je ne pourrai jamais l'être. Alors oui, j'ai peur des gens, j'ai peur de ces autres qui pour quelques instants d'affection sont prêts à subir et faire subir les plus grandes afflictions. J'ai pas perdu l'espoir, je l'ai chassé. Je veux plus de ces maudites illusions qui te font croire que tu vas t'en sortir pour finir par te poignarder par derrière. J'veux plus des gens qui font vivre ni de ceux qui font mourir. J'veux juste la paix, et seule la solitude peut me l'apporter."

Gabriel avait écouté patiemment chacun de ses mots. Il se leva.

"Alors, pourquoi tu l'as rappelée ? fit-il avec un sourire en coin. À mon avis,  tu ne tiens plus tant à la solitude que ce que tu voudrais laisser paraître. Cette fille-là, c'est une nouvelle raison de vivre. Et je suis persuadé que c'est une bonne chose."

À ces mots, il s'en alla. S'arrêta devant la porte. Se retourna.

"Eh, Isa ? Te parler, ça me rend heureux. Je trouve que t'es une excellente raison de vivre."

Il ferma la porte, aussi simple que ça. Il ferma la porte avant que sa soeur puisse ouvrir la bouche, avant qu'elle puisse lui dire que les raisons de vivre sont celles qui font mourir, que l'amour mène à la haine, que le bonheur n'existe que pour la souffrance. Alors, elle garda les lèvres closes, la langue anesthésiée mais l'esprit en éveil. Avait-il raison ? Pourquoi avait-elle rappelé Kadna ? Pourquoi ce besoin de soutien si puissant, si égoïste, si traitre ? Pourquoi rechercher sans arrêt de l'attention pour la perdre aussitôt ? Pourquoi s'attacher et détester ensuite ?

Mais, d'un autre côté, malgré toutes les peines du monde, elle ne pouvait cesser de se demander : pourquoi pas ?

Elle leva les yeux au ciel, fatiguée de ces divagations inutiles. Elle attrapa une feuille et y ballada son fidèle crayon de bois. Les formes dansaient,  tourbillonnaient, et se retrouvaient. Effluves de raison et brins d'émotions glissaient sur le papier comme des larmes glisseraient sur un visage. Des traits s'entremêlaient avec fracas, d'autres se rejoignaient avec grâce. Isabelle laissait aller ses doigts comme on lâche des chevaux dans une plaine. Ses sourcils se mouvaient au rythme du tracé, ses yeux se plissaient par moments. C'était un mariage fougueux entre la concentration et le lâcher prise. Et, soudain, elle leva le poignet et le regard.

D'une main frémissante, elle tendit le dessin devant son visage. On y reconnaissait aisément Pascal. Ses cheveux, sa barbe, ses contours, c'était lui, sans aucun doute. Mais, il manquait son sourire bienveillant, ses yeux vifs, ses rides même avaient disparu. À la place de son visage siégeait de nouveau un vide. Pourtant, c'était la seule chose qu'elle avait besoin de voir. Alors elle ferma les paupières, et ne vit plus rien.

Le noir se fit effrayant, et rassurant à la fois. Les ténèbres étaient un lieu de souffrance, mais elles avaient fini par prendre au fil du temps la chaleur d'un foyer. Être privée du monde était pour Isabelle un confort, néanmoins son propre regard était peut-être le plus dur à supporter. Trop de phrases haineuses, de déceptions hargneuses, trop de hontes inavouées la fixaient dans l'ombre. Dans un sursaut, elle rouvrit les yeux.

Son téléphone vibrait.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant