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Le métro aurait sans doute été plus rapide pour se rendre chez l'ophtalmologue. Mais, Isabelle préférait marcher. Elle préférait ces rues où les gens étaient occupés et défilaient sans regarder le monde, aux wagons bondés où des inconnus étaient libres de la scruter. Il était plus facile d'être invisible dans un milieu en mouvement. Alors elle avançait, le pas lourd, la tête baissée, elle heurtait quelques poteaux, peut-être quelques passants aussi.

Une averse commençait à tomber avec la nuit. Des parapluies sombres se déployaient un par un pour se succéder sur le trottoir ; Isabelle n'en avait pas. Sa colonne courbée fut bientôt trempée par le courroux du ciel noir, lui arrachant des frissons las. Il n'était que cinq heures trente et le crépuscule de novembre allumait déjà les réverbères. On entendait gronder les enfants, les chiens, les moteurs, le tonnerre. Et un klaxon glaçant. Isabelle marcha plus vite. Un feu rouge. Un nouveau klaxon. Une fenêtre ouverte. Un regard lubrique. Terrifiée, la jeune femme se figea.

"Hé mademoiselle ! T'es trempée, tu veux monter ? J'te ramène à la maison t'inquiète."

Pétrifiée, elle ne sut répondre. Elle ne voyait plus dans la rue que cet oeil malsain et éclaboussé par la lueur écarlate d'un feu bien trop long. Elle ne se sentait plus qu'un bout de chair déshumanisé, un objet de désir illégitime à marcher sans la pression d'une pupille avide.

Un éclair éclata dans les cieux. Il brisa l'espace, bouscula la voiture vers la lumière désormais verte. Isabelle respira enfin.

Son attention délivrée se posa sur la ville inchangée. Alors que cet homme s'était permis de la dévisager, le reste du monde restait aveugle à la scène. Il en fallait du culot, pour l'avoir regardée ainsi, et il en fallait tout autant pour ne pas la voir à présent. N'aviez vous rien remarqué, madame, vous même qu'un autre abruti avait hélée quelques mètres plus tôt ? Ne saviez vous donc pas ce qu'il arrive dans les rues sombres où déambulent des jeunes femmes et des vieux hommes ?

Cette frayeur, bien qu'intense, paraissait anodine aux yeux de tous : ce type d'expériences pourtant inacceptables était en effet devenu une banalité dans ce monde, qu'on osait dire moderne, mais où être une femme était encore malgré de vifs combats un poids quotidien. Isabelle ne pouvait s'imaginer manquer ainsi de respect à une intimité. Si une femme qui aimait les femmes pouvait réprimer ainsi ses désirs, pourquoi un homme en serait-il incapable ? Elle était encore horrifiée par le souvenir des yeux luisants de la vile créature, par sa voix rauque, par sa vitre et sa braguette baissées.

Un second éclair perça la nue, sortant soudain la jeune fille de sa torpeur. Elle souleva un pied, puis l'autre, chancelante, elle avançait enfin. Les lampadaires l'assistaient avec une compassion dont elle ne voulait pas. Cela la fit songer à Kadna, et il lui vint une réflexion absurde : cette fois, la jeune fille n'avait pas surgi de nulle part pour la sauver. Étrangement, à cette pensée, elle fut presque déçue. C'était ridicule. Pourquoi prendre la peine de marcher sur cet insolent bitume, si même dans les rues aux gens occupés traînaient d'intimidants imbéciles ? A vrai dire, elle ne le savait même plus. Elle continuait malgré tout pas à pas, le regard fixé sur un bout de trottoir obscur où pleuvaient les larmes du soleil disparu.

Peu à peu, elle se sentait comme avalée par la grisaille lilloise. Des nuages menaçants au sol anthracite en passant par les pots d'échappement, les constructions d'acier, même les tourterelles jusqu'à ces citadins au teint blafard et aux costumes étriqués, tout était emprunt d'une monochrome monotonie. Des regards trop fuyants ou trop appuyés, des cadences trop pressées ou trop nonchalentes, des citoyens trop pauvres ou trop riches. Tout était toujours pareil, et tout était toujours trop.

Alors, elle fut presque rassurée d'arriver chez l'ophtalmologue, de pousser une porte, d'être happée par un bâtiment et d'échapper à la cohue urbaine.

Ce soulagement ne fut que momentané. Elle souffla un bonjour rougissant à la vieille et au gamin dans la salle d'attente. Le regard de la vieille était trop fuyant, celui du gosse trop appuyé. Mal à l'aise, elle fixait les magazines éparpillés sur une table basse en songeant, dans un haussement de sourcil, qu'elle ne serait sans doute pas capable de les déchiffrer. La panique commençait peu à peu à la gagner à l'idée qu'un inconnu puisse voir ses yeux à nouveau.

Ces yeux étaient hideux, pas vrai ? À coup sûr, ils en étaient terrifiants, et le médecin, horrifié, s'enfuirait en hurlant. Elle secoua la tête. C'était ridicule. Ça l'était toujours.

Ces yeux-là, les avait-on un jour aimés ? Carla, longtemps auparavant, affirmait y voir quelque chose de beau. Peut-être parce qu'à cette époque, Isabelle avait les yeux couleur d'amour. Quelle couleur arboraient-ils désormais ? Du manque ou de la haine, du profond malheur ou de la nostalgie résolue, si encore on pouvait y voir quelque émotion, que voyait-on dans ces pupilles désabusées ?

Que se cachait-il derrière ces lunettes teintées et désuètes ? Était-il seulement raisonné de laisser un humain le découvrir ? Ne devrait-elle pas s'enfuir à nouveau ? 

L'atmosphère de la pièce se fit étouffante. Les couinements de l'enfant impatienté se faisaient insupportables, les hochements de tête de sa grand mère devenaient insolents, la respiration d'Isabelle semblait saccadée. Elle se mordit la lèvre, ferma les paupières, pensa à Pascal. Elle ne pouvait pas reculer.

"Isabelle Rousseau ?"

Elle sursauta à l'apostrophe du médecin, se leva, lui serra maladroitement la main, entra dans son cabinet. L'homme en blouse blanche était si doux et rassurant qu'Isabelle se détendit presque.

"Vous pouvez retirez vos lunettes ?"

Elle prit une inspiration et obéit avec une étonnante décontraction, comme si elle était soulagée d'enfin montrer son vrai visage au monde. Au dessous de sa frange maladroite, apparurent alors un évident strabisme et des yeux injectés de sang.

Ces yeux étaient couleur d'espoir.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant