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Après cinq bonnes minutes de combat contre la serrure, elle parvint à pénétrer dans sa demeure. Aussitôt, elle fut assaillie par le vacarme qui caractérisait la famille Rousseau.

“Ah, tu tombes bien Isa, il y a de la vaisselle à faire.” lança la matriarche,  trop occupée à coiffer son fils pour adresser un regard à la nouvelle arrivante.

Après avoir jeté son manteau détrempé dans un placard, l'adolescente obéit et se dirigea machinalement vers la cuisine, tout en slalomant avec difficulté entre les jouets qui jonchaient le sol : aînée de huit enfants, elle était habituée depuis toute petite à aider ses parents. Mais, malgré cette maigre contrepartie, elle restait persuadée qu’elle et sa maladie n'étaient que des poids pour sa famille.
Isabelle soupira silencieusement, et attrapa une éponge en saluant d'une monosyllabe son père, le cuistot de la maison.

“En fait, ton amie est passée. Je lui ai dit de revenir demain.” l’informa-t-il après un long silence.

Isabelle fronça les sourcil : elle n’avait pas d’amie.

“Une certaine Hanna, reprit son géniteur. Ou peut-être Adna. Gadna ? Je ne sais plus. Enfin, tu as compris.

- Kadna… souffla-t-elle.

- Comment tu dis ?

- Non, rien, oublie. C'était certainement une erreur.”

Elle continua d’essuyer sa casserole, la main tremblante et l’oeil troublé.

À chaque coup de téléphone, à chaque pas dans le couloir, à chaque mot prononcé, Isabelle sursautait, craignant de voir surgir dans l’encadrement d'une porte la silhouette de Kadna.

Tout en elle la terrifiait, de son voile rose bonbon aux sourires qu'elle devinait dans le ton de sa voix.

Elle paraissait trop vraie. Trop pure. Trop humaine.

Or, Isabelle savait que l’humanité n’avait rien d'humain. Dans le fond, aucun homme n'était humain. Pourquoi cette jeune fille y ferait-elle exception ?

Celle là était des plus dangereux.
Ceux qui font reprendre espoir.
Ceux qu'on croit bons.
Ceux à qui on s’attache.
Et Isabelle ne s'attacherait plus à qui que ce soit.

L’affection, c'est une chaîne qui vous emprisonne le cœur. On n’est plus libre lorsqu’on aime. On veut plaire, toujours plus. On ne veut pas décevoir. Mais on déçoit, on est déçu et on tombe de haut. On se rend compte qu’une chute, ça fait mal.

C'est là qu'on arrive en bas à nouveau, dans ce monde noir qu'on croyait disparu à jamais. Le désespoir. La solitude.

Alors, on découvre comme pour la première fois toute l’horreur de son obscurité, on reprend conscience de la dimension de malheur si innocemment oubliée lorsqu’on flottait parmi des nuages aux douces teintes rosées.

Mieux valait rester aux enfers, y prendre ses habitudes, ne plus s'étonner des ténèbres qui pourtant étouffent.
Mieux valait se savoir perdu, accepter une défaite définitive et résolue.
Mieux valait ne plus croire au bonheur, plutôt que de poursuivre un mirage.

Une fois qu’elle avait assimilé cela, la vie s'était faite moins dure. Il était certes difficile de s’avouer vaincu, impuissant, trop faible, mais cette révélation s'avérait aussi soulageante qu'elle était cruelle.

Isabelle se mordit la langue, agacée par le problème de mathématiques qui l’occupait depuis plus d’une heure.

Elle n'était toujours pas parvenue à saisir le sens des mots qui semblaient danser devant ses yeux fatigués, et commençait à s'en impatienter. Il lui arrivait régulièrement de clore une paupière, avachie sur son cahier, puis de se redresser avec la ferme intention d’en finir.

Cependant, elle savait pertinemment qu’elle n’en avait pas la moindre envie ; les cours ne l'intéressaient pas. Aussi bien à cause des élèves que des leçons, Isabelle n'avait jamais aimé l'école. Mais, qu’aimait-elle ? Peut-être la vie n'était pas une chose pour elle.

Peut-être Dieu en la façonnant s'était dit : “elle amusera les autres, à défaut de s’amuser.”.

Elle songea que l’existence était un caprice du créateur, une bêtise de deux individus donnant naissance à un humain qui souffrira et fera souffrir.

Prenant conscience qu’elle fixait un mur depuis plus d’un quart d’heure, la lycéenne reporta son attention sur l’exercice. Une violente migraine lui saisit alors le crâne, comme pour la dissuader plus encore.

D’un geste rageur, elle arracha une page de son cahier et la comprima en une boule de papier, tout en sachant pertinemment que cela ne saurait atténuer la douleur. Elle attrapa un crayon qui traînait et se mit à dessiner avec fièvre.

Des visages, des chimères, des formes abstraites s'étalèrent peu à peu sur la feuille, fruit de sa mine acharnée et du diable enfermé en elle. Isabelle laissa ses doigts agir seuls, son poignet s’exprimer, son cœur lourd se vider au rythme de l’encre.

Ces monstres qui prenaient un à un leur premier souffle, c'étaient cette foutue maladie, c'étaient cette foutue différence, c'étaient cette foutue humanité. Foutue douleur. Foutu monde.

Des larmes brouillèrent sa vue. Des larmes de souffrance, de chagrin, d’incompréhension, de haine, de fatigue, d’angoisse, d'espoir aussi. Des larmes intarissables.

Elles coulaient, encore et encore, ruisselaient sur le visage d’Isabelle et mouillaient le papier.  Mais comme un alcoolique boit, comme un fumeur fume, Isabelle dessinait. Il y a ainsi des choses auxquelles on s’accroche même si elles nous détruisent de l’intérieur.

Après tout, quand rien ne vous retient plus, quand tous vous ont laissé tomber, il ne reste que du vide à combler de vices, à défaut de vivre.

Subitement, la jeune fille lâcha son crayon. Elle déchira avec brutalité la feuille de papier, refuge de ses maux. L’art permettait à certains d'extérioriser, mais il poignardait le dos déjà meurtri d'Isabelle. Ses problèmes ainsi matérialisés semblaient plus réels, plus puissants. Elle réalisait que ses démons étaient plus forts qu’elle et qu'en un sens, elle y était soumise à jamais. Et si les croquis n'étaient plus que des morceaux déchiquetés désormais, ils n’en étaient pas moins vivants et effroyables.

Dans l'espoir de se changer les idées, Isabelle tourna le regard vers la pluie qu'elle entendait battre contre sa baie vitrée. Dès lors ensorcelée par le rythme des précipitations, elle fut prise par la brusque envie de s’y baigner toute entière, et ne sut résister à cet appel instinctif.

Ainsi, doucement, elle s’approcha de la fenêtre. Elle exerça une courte pression sur la poignée, et le bruit des gouttes s'écrasant sur le monde s’amplifia.

Un pied après l’autre, elle s’engouffra sur l'immense balcon qui jouxtait sa chambre, et frémit de liberté.
Elle referma derrière elle, puis, dans un souffle, abandonna son corps tout entier à la pluie.

Elle retira ses lunettes avant de renverser la tête. La lumière traversa ses paupières closes, brûla sa rétine lassée. L’eau s'écrasait sur son visage, dégringolait sur ses cheveux, glaçait ses os endormis.

Les torrents qui s'abattaient sur elle étaient gorgés de pollution et de stupidité. Pourtant, elle avait l’impression que ce jet translucide la purifiait. La pluie nettoyait, pour un instant, les plaies de sa peau et de son âme. Ses muscles s'engourdissaient peu à peu, commencèrent à picoter, et elle ne sentit bientôt presque plus ce corps qu’elle haïssait. Comme si elle pouvait exister en dehors de cette enveloppe humaine, s'échapper pour un instant du cadre qui lui avait été attribué sans consultation.

Puis, tout à coup, une main sur son épaule la sortit de sa transe.

En Noir Et BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant