"T'es un peu le boulet de la famille.", lui avait un jour fait remarqué très sérieusement Gabriel, treize ans. Il était vrai qu'avec ses innombrables amis, il avait tout du garçon normal. Lui ne posait pas trop de problèmes à la fragile image du comme il faut si difficilement mise en place par le couple. Isabelle remua les doigts sous les bandes tout juste serrées avant d'appuyer sur un bouton.Il est. Sept. Heures. Et vingt-cinq. Minutes, annonça le réveil.
La jeune fille prit soin de ranger son matériel, puis descendit deux escaliers pour accéder à la salle à manger. Elle attrapa quelques assiettes et finit de mettre la table.
Dix-neuf heures trente. D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, telle avait toujours été l'heure du dîner chez les Rousseau. Ainsi, chacun fut bientôt assis à sa place respective. La vie de leur famille était un capharnaüm dans lequel ils tentaient de placer habitudes et rituels pour donner l'impression d'un semblant d'organisation.
Comme à chaque repas, les vingt premières secondes se déroulèrent dans le calme, puis un des triplets posa une question et la table s'enflamma. Clovis, Louis et Loïc étaient inséparables. S'ils tenaient leurs noms des trois saints commémorés le jour de leur naissance, ils étaient loin d'être des martyrs : du haut de leurs sept printemps, ils avaient bien compris comment la maison fonctionnait. À partir du moment où maman baille, ils peuvent commencer leurs bêtises : toute tentative d'autorité de la part du patriarche sera contrée d'un "Laisse chéri, ils s'amusent. Ce sont des enfants après tout.". Alors ils profitaient du système et s'en donnaient à coeur joie, ralliant leurs frères et soeurs à leur cause.
"Eh Joseph, je te parie que tu sais pas toucher ton nez avec ta langue !" lança Clovis.
Et à l'intéressé de renchérir, et à ses acolytes de l'encourager, et à l'adversaire de répliquer. Compétition. Et aux oreilles de siffler, et aux paupières de s'alourdir, et au crâne de souffrir. Fatigue.
Images qui bougent, couleurs qui dansent, sons qui s'emboîtent et trotteuse qui marche. Tableau bruyant d'une tablée désordonnée.
Tintement d'un verre, crissement d'une fourchette, cri haut perché d'Elisabeth. Symphonie verte d'un repas dissonant.
Et puis l'accord final, le dernier coup de pinceau, fade conclusion. "Bonne nuit, les enfants. N'oubliez pas de vous brosser les dents".
Isabelle se retrouva vite dans le lit sur lequel Kadna était assise quelques heures auparavant. Elle était exténuée, et cet épuisement l'écrasa de toute sa force pour l'empêcher de goûter au sommeil. Le marchand de sable était passé, il lui avait jeté sa poudre dans les yeux. Désormais, ces muqueuses brûlaient, et il ne lui restait que les larmes pour évacuer tout ce sel. Ces larmes étaient salées de tout l'agacement que lui procurait sa fatigue continuelle, et de toute la culpabilité de se laisser pleurer sans raison apparente. Elles trouvèrent naturellement leur place sur l'oreiller, encore humide de la nuit précédente.
Isabelle se retourna, dans l'espoir de découvrir une position plus confortable. Devant un échec, elle fit de nouveau pivoter son corps pour faire face au mur de gauche, mais ce ne fut pas plus seyant. Elle ôta tout de même ses lunettes de soleil pour remuer le visage à son aise et après quelques minutes à fixer le noir les yeux grands ouverts, elle finit par clore les paupières. Voilà un milieu où le monde serait plus équitable, se dit-elle. Elle verrait aussi bien qu'une personne parfaitement portante. Un aveugle même verrait comme eux. Plus de laideur, plus de racisme, plus de vêtements hors de prix.
Il était triste, tout de même, de laisser s'échapper la pensée qu'enlever à certains offrirait un semblant d'égalité à d'autres. Isabelle glissa sur le flanc droit. Elle s'essuya les yeux du revers de la main ; les pleurs lui accordaient un répit, pour le moment. Évidemment, on pourrait donner aux plus démunis pour compenser la chance qui leur manquait. Hélas, la société n'avait pas été dirigée vers cette objectif, et peu avaient le pouvoir de modifier cette malheureuse évidence.
Un baillement grogna sur la langue d'Isabelle, qui ne parvenait toujours pas à s'endormir. Des milliers de réflexions maintenaient son esprit éveillé, et un seul mot suffisait pour les lier entre elles : Kadna. Beaucoup disaient l'inconnu terrifiant, et ils avaient tout à fait raison.
Tic. Tac. L'angoissant murmure de l'horloge résonnait dans le silence de la nuit. Côté gauche. Le temps, quant à lui, était ravageur. Une seconde, c'était assez pour ruiner une vie. Une vie, c'était pas suffisant pour s'en remettre. Isabelle serra fort les poings pour chasser les images qui la hantaient.
"Le karma, chérie. Rappelle-toi de ça à l'avenir."
Cheveux qui volent quand elle se retourne. Talons qui claquent quand elle s'en va. Ouais, Carla avait raison. Quand on lance un boomerang, il nous revient droit dans la figure. Elle avait simplement omis qu'il triplait sa vitesse au passage.
Tic. Tac. Maintenant treize ans que l'âme de Pascal s'était consumée, emportant avec elle celle de sa petite fille.
Tic. Tac. C'est fou comme le temps passe vite lorsqu'il traîne.
Tic.
Tac.Deux heures vingt-quatre. Côté droit. En fait le temps, c'est aussi l'inconnu. On tente de se rappeler le passé quand on ne comprend pas notre présent, pour supposer l'avenir. Alors on tresse souvenirs avec émotions et incertitudes, natte inquiète parsemée de sang, de larmes et d'étoiles. Impossible de séparer ces trois brins flous. Hier, aujourd'hui, demain, c'est un seul ensemble qu'on essaie de séparer pour y voir plus clair. Mais on ne fait que l'emmêler plus encore. On lui a attribué des chiffres, mais la vérité, c'est que le temps n'est pas fait pour être compris. Juste ressenti. C'est l'inconnu.
Isabelle se leva, en quête d'eau. Soif. La soif de connaissances caractérisait l'être humain, sans aucun doute. Elle but son verre d'un trait, espérant que cela calmerait son insomnie. Cela allait de soi, l'homme veut réduire le champ de l'inconnu pour se sentir moins vulnérable. Mais le temps, le temps... Le temps était imprenable, voilà pourquoi on redoutait l'avenir, la vieillesse, la mort, conclut-elle en reprenant place sur le matelas.
Pourtant, savoir n'était qu'un poids. "Heureux sont les ignorants" avait dit Jean Barbeau, et Isabelle ne pouvait qu'approuver. Nombreuses étaient les leçons qu'elle aurait préféré ne jamais avoir apprises.
Elle aurait de la même manière adoré pouvoir faire taire son esprit, arrêter une bonne fois pour toutes de réfléchir. Mais voilà, Isabelle était intelligente, et ne pouvait se défaire de cette acuité. Peut-être les simples d'esprits ne comprenaient ils pas la nocivité de l'existence. Isabelle, elle, voyait, entendait, elle savait combien il était absurde de sourire. Cette lucidité, acquise par expérience ou par simple raisonnement logique, était certainement à l'origine de son malheur. Au fond, il devait être possible de se croire heureux, si on ne s'attardait pas sur tout le mal fait et reçu. L'humain est souvent stupide, certes, mais cela s'avère parfois profitable.
Isabelle s'endormit à cette pensée. Au fond, elle aurait certainement oublié la moitié de ces divagations le lendemain.
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En Noir Et Blanc
General FictionC'était un jour d'hiver. Il y avait cette fille qui marchait la tête haute, rejetant son voile en arrière. Il y avait cette fille qui marchait les épaules voûtées, cachée sous son chapeau à larges bords. C'étaient le noir et le blanc. Isabelle éta...