Chapitre 2

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Lucille rentra plus éreintée que jamais cet après-midi-là. Il y avait eu un gros achalandage au bar, car la chaleur était insoutenable à l'extérieur. Un maigre ventilateur avait occupé convenablement le rôle de dispenser de l'air frais aux nombreux buveurs de bière avachis sur les chaises en rotin de ce petit pub de la rue Principale. N'ayant pu grignoter qu'un bout de pain sec lors de sa pause, Lucille avait une faim de loup. Au moment où elle passa la porte de la maison familiale, ses frères et sœurs, qui l'attendaient à la fenêtre, l'accueillirent joyeusement en s'accrochant à ses jambes. Sa mère, s'occupant dans la cuisine, accourut la rejoindre comme à l'habitude et lui demanda si elle avait passé une bonne journée. Lucille, plongée dans ses pensées, lui répondit un vague «Mouais». 

En chemin jusqu'à chez elle, la jeune femme avait pris le temps de se convaincre que ce soir serait un bon moment pour annoncer son départ de Jonquière à ses parents, lors de la réunion familiale. La mère passa un bras rassurant autour des épaules de sa fille, ce qui interrompit ses réflexions. Elle se souvenait du témoignage que Lucille avait déclamé quelques jours plus tôt à propos du comportement des buveurs du bar à son égard. Afin d'effacer ces pensées malsaines, elle ordonna aux enfants agglutinés autour d'elles de se tenir tranquilles. Puis, la mère et son aînée gagnèrent la salle à manger, les autres sur les talons, finissant par se disperser un peu partout dans la maison.

À table, le père, soucieux, l'attendait, un journal à la main. À brûle-pourpoint, il déclara à qui voulait l'entendre : « La guerre est pas encore finie. L'homme qui est à l'origine de tout ce mal n'a aucune idée de ce que sont la vie et la paix. On en a déjà eu assez d'une guerre, il faut en subir une autre avec toutes les pertes qui vont avec. Et nos Canadiens- français qui sont envoyés là-bas... Encore hier, à Québec, j'ai vu un escadron de jeunes soldats circuler dans les rues ; ils étaient une centaine à quitter pour mourir pour une patrie qui n'est même pas la leur. Je trouve ça ignoble !

-Baptiste, s'il te plaît. Pas devant les enfants, lui lança sa femme, la mâchoire crispée.

Son mari se renfrogna, se rappelant que sa progéniture ne jouait pas bien loin dans le vestibule. Ce n'était pas le moment propice pour se défouler sur le cas des citoyens de la Belle Province partant défendre le Canada. En se rendant compte que sa femme et sa fille se tenaient debout et l'observaient, il déposa son journal et leur dit de s'asseoir à ses côtés. Lucille déclara, après avoir respiré profondément : « Pôpa, Môman, j'ai quelque chose à vous demander. Quelque chose de gros. Pas mal juste pour moi parce que vous aurez vraiment à faire peu de choses, OK ?

-Tu vas te marier ? questionna sa mère, les yeux arrondis. Son mari lui souffla un «chut» discret, en réponse à son commentaire plus qu'incertain. Il sentait dans le regard de Lucille une sorte de détermination mélangée d'une crainte inconnue. Avec peine, il retenait sa curiosité.

-Non, ce n'est pas ça.

Sentant que ses parents étaient suspendus à ses lèvres, Lucille décida d'aller jusqu'au bout en choisissant avec précaution les paroles qui éviteraient de faire germer d'autres idées dans la tête de sa mère. «Je veux aller habiter à Montréal. Depuis quelques semaines, je pense à vous le dire. J'ai 24 ans, il me semble que ça serait le temps que je quitte la maison. Mon cousin George a quitté la maison à 21 ans parce qu'il voulait aller étudier l'agriculture à Saint-Hyacinthe. Avec beaucoup d'ambition, comme lui, je voudrais trouver un travail qui me plaît. Ici, c'est difficile de vivre une journée à servir ces gens-là. »

-Qu'est-ce que tu veux dire ?

Son père la regardait, les sourcils froncés, l'air grave. Lucille prit sur elle de lui expliquer ses aventures en employant presque les mêmes mots qu'elle avait utilisés avec sa mère quelques jours plus tôt. Baptiste secouait la tête, les yeux à demi-fermés. Tout pouvait arriver dans ce genre d'endroit, il s'en voulait de ne pas y avoir pensé avant et déclara qu'il allait parler à son frère, mais pas tout de suite.

-Pôpa, faites attention. Je l'ai déjà vu battre un employé pour presque rien.

-Ma fille, je l'connais, mon frère, assez pour savoir quoi lui dire pour le faire fléchir. Mais d'abord, parle-nous plus en détail de ton projet de voyage à Montréal.

-Ça veut-tu dire oui, que vous êtes d'accord ?

Les deux parents se regardèrent, pris au dépourvu, un léger sourire aux lèvres. La décision n'était pas encore prise, mais ils avaient déjà une petite idée de la réponse. Vingt-quatre ans était un bon âge pour quitter la maison et connaître la métropole. Ils étaient fiers. Leur fille allait connaître d'innombrables plaisirs, leur écrire ses découvertes rocambolesques et peut-être leur rapporter de petits souvenirs lorsqu'elle reviendrait pour passer quelques séjours à Jonquière.

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Dans sa chambre, Lucille rassemblait avec entrain toutes ses affaires dans une grande valise verte, en n'omettant pas d'apporter une photographie d'elle et sa famille au complet. Malgré sa fatigue causée presque entièrement par l'hyperactivité de ses frères et sœurs, elle les aimait bien quand même. Elle était heureuse, son projet de vie se réalisait enfin. Soudainement, elle pensa à son père qui, après leur conversation, était sorti avec comme but d'aller jaser avec son frère Roméo. Elle avait peur pour lui, car son oncle était réputé pour son impulsivité. Sa mère l'appela de la chambre voisine. Elle désirait conseiller sa fille et la mettre en beauté afin de la rendre présentable pour tous ceux qu'elle croiserait à Montréal. Lucille avait des cheveux auburn, naturellement bouclés qui exigeaient peu de soin. C'était important à l'âge de 24 ans de se trouver un bon parti avant de coiffer Catherine, c'est-à-dire d'être encore célibataire après 25 ans. Elle dit à sa fille qu'elle avait téléphoné à sa sœur qui l'attendrait à la gare de la compagnie ferroviaire Canadien National et que celle-ci allait la recevoir dans sa maison de chambres située dans l'arrondissement d'Outremont. L'occupation de son lieu de résidence n'allait rien lui coûter durant les premières semaines de son séjour dans la métropole. Lucille acquiesça aux paroles de sa mère. On aurait dit que c'était trop beau pour être vrai.

Une vie de tourmentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant