Chapitre 5

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Un an plus tard

Quelle douceur d'esprit et quel bonheur que d'écouter le chant des oiseaux dehors dans le jardin fleuri, et en même temps, correspondre par lettre avec sa famille. Cela faisait deux semaines qu'elle ne leur avait communiqué ses pensées, ses aspirations et ses idées. Elle s'était dénichée un emploi dans une manufacture de tabac dirigée par un patron tout autant sérieux qu'amusant. Pour la première fois de sa vie, elle passait dix heures et demie par jour à travailler dans un lieu où elle se sentait enfin respectée. Lucille s'était fait des amies, dont certaines avaient fui leur travail antérieur pour les mêmes raisons qu'elle : le manque de respect à leur égard. Quant à sa relation avec Amédée, elle s'était de plus en plus enjolivée avec le temps. Elle se souvient, qu'après seulement trois semaines de fréquentations, il lui avait proposé d'emménager chez lui, car ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Elle avait accepté avec un plaisir non contenu, car cela lui permettait de quitter sa vieille chambre et ainsi ne plus jamais quitter l'homme de sa vie et de ses rêves les plus fous. Puis, ils s'étaient mariés. Peu de bans avaient été publiés car ils ne souhaitaient pas une grosse cérémonie. Elle s'en souviendra toujours. Aujourd'hui, déjà la perspective d'avoir des enfants puis de vieillir ensemble faisait palpiter son cœur. Elle sourit au soleil qui la bombardait de ses chauds rayons.

Pendant que sa femme pensait à lui et se prélassait parfois sur leur balcon comme un reptile étendu sur une roche, Amédée, lui, s'efforçait de gagner de l'argent en travaillant à l'usine de conception d'armement de guerre, car les effectifs se faisaient rares du côté des Alliés et il fallait ravitailler ces pays qui s'était associés ensemble contre l'Axe nazi. Il était heureux que Lucille comprenne l'importance que représentait sa présence obligée à la job du matin jusqu'au soir, même le samedi et le dimanche, jour de messe. Celle-ci discutait souvent avec d'autres femmes lors de rassemblements destinées aux potins de la ville, des effectifs de la guerre, du nombre de décès et des nouveaux accomplissements de cet homme : Adolf Hitler. Certaines allaient même jusqu'à raconter des histoires macabres mettant en scène les conditions terribles dans lesquelles vivaient les soldats depuis un peu plus de quatre années. Il fallait toujours prendre son dégoût et sa peur sur soi. C'était difficile à entendre et toutes se trouvaient chanceuses d'avoir leur homme à la maison.

Lucille regarda le ciel d'un bleu d'une pureté sans nom, débarrassé de tout nuage. Elle aperçut un avion qui essayait tant bien que mal de circuler à travers les quelques bourrasques de vent qui parsemaient l'étendue céleste. Elle se redressa en réprimant un petit haut-le-cœur lorsque la pensée que cet avion soit une présence «ennemie» traversa son esprit. Depuis qu'elle était à Montréal, elle avait à sa disposition le journal quotidien La Presse, qu'elle ne manquait pas de lire d'une page à l'autre. Toutes les nouvelles d'outre-mer, qui apparaissaient en double, triple ou même quadruple pages depuis ces dernières années, commençaient à hanter son esprit. Il y a un certain temps, un journaliste avait cru apercevoir un avion de guerre dans le ciel de Laval.

Lucille fut sortie de ses pensées par la sonnerie du téléphone. Elle se dirigea vers la cuisine où il était branché et décrocha :

-Oui?

-Madame Patenaude?

-Oui, c'est bien moi. Qui est-ce?

-C'est Gérard Gagnon, le patron de l'usine d'armement.

À la voix basse et essoufflée de l'homme, Lucille devina tout de suite que quelque chose n'allait pas. Il continua :

-Il est arrivé quelque chose... à votre mari, il y a un peu moins de vingt minutes.

Le sang de Lucille se glaça, des courants froids lui parcoururent le corps.

-Des gars de la conscription sont venus chercher de la chair à canon à l'usine. Pour pas se faire prendre, on s'était déjà fait un plan au cas où ils viendraient : on allait sortir par la porte de derrière. Mais, on n'a pas réussi. Plusieurs se sont fait pogner.

-Pis, Amédé, lui ? dit Lucille, la gorge sèche et les yeux humides.

- Amédé, ils n'ont pas réussi à le prendre. Mais... En essayant de s'enfuir, sa chemise de travail est restée prise dans sa machine. Un bien bête accident, je vous le fais pas dire. Je lui avais bien dit de travailler torse nu comme les autres, mais il a pas voulu...

-Arrêtez, c'est pas drôle... gémit Lucille, au bord des larmes. Comment est-il maintenant?

-Présentement, il est étendu sur le sol. Il a l'air d'avoir beaucoup de douleur... Il saigne beaucoup aussi. Vraiment beaucoup.

-Est-ce qu'il y a des gens autour de lui ? Quelqu'un a téléphoné pour une ambulance ?

-Une bonne partie de l'équipe l'entoure. Et une ambulance a été appelée.

Lucille détourna le combiné de son visage et éclata. Un torrent de larmes coula de ses yeux. Son Amédée, son amour, son mari, était entre la vie et la mort. Elle ne pouvait pas aller le rejoindre et le réconforter dans son malheur. Son bonheur s'éteignait doucement.

Au bout du fil, Gérard Gagnon appelait son nom, car il voulait raccrocher poliment.

-Madame Patenaude, je dois vous quitter. L'ambulance est arrivée, ils vont l'emmener à l'Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. Si vous voulez aller le voir.

-Merci de m'avoir téléphoné, Monsieur Gagnon. 

Une vie de tourmentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant