Chapitre 3

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Bousculée par plusieurs personnes, Lucille approchait de l'embarquement, valise en main ; ses parents, ses frères et sœurs la suivaient de près. Arrivée à proximité du train, elle se retourna et leur sourit, les larmes aux yeux. Elle ne s'était pas préparée à ce que ce soit si difficile de la quitter, sa grosse famille. Elle allait peut-être se sentir assez seule dans les prochains jours, malgré la présence de sa tante à ses côtés. Le contrôleur du train interrompit ses petits nuages gris en hurlant que le train allait se mettre en marche dans moins de cinq minutes. Juste le temps pour donner un bec à chacun, songea Lucille. Après plusieurs effusions, elle gagna l'entrée du troisième wagon, y entra et se dirigea vers l'arrière du train, en regardant par la fenêtre afin d'emprisonner une dernière fois le regard de chacun et chacune. Puis, elle se laissa choir sur la banquette la plus près en soupirant et retrouva progressivement un sourire déterminé. Elle partait enfin à l'aventure dans le lointain monde extérieur, sans pour autant délaisser complètement un grand morceau de son existence.

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Lucille ouvrit les yeux. Le soleil entrait avec force par les fenêtres du wagon et l'éblouit jusqu'à ce qu'elle ne voit plus que des points noirs. Elle n'avait pas vraiment le souvenir de s'être endormie, mais à côté d'elle se trouvait un masque pour la sieste qu'on lui avait offert la veille. Elle se souleva un peu pour voir à travers la vitre. Au loin, Montréal montrait le sommet de ses impressionnantes bâtisses. Lucille poussa un petit cri d'étonnement, comme si elle déballait un cadeau et que celui-ci n'avait jamais été aussi beau.

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Depuis que le train était entré dans la ville, Lucille ressentait une sorte de fébrilité non contenue mélangée à un stress tout juste débutant. Lorsqu'elle descendit du train, sa lourde valise au bout du bras, elle ressentit une joie extrême. Elle y était, enfin ! Ce n'était pas croyable. Elle se mit en marche avec entrain, cherchant du regard sa tante. Soudain, Lucille entendit son nom. Elle se retourna, un peu secouée de le percevoir à travers les multiples bruits. La dame qui l'avait interpellée la saluait en agitant énergiquement la main, un grand sourire éclairant son visage. Elle reconnut sa tante Aline. Avant de venir à sa rencontre, celle-ci donna quelques sous à un homme accroupi sur le sol. D'aussi loin que Lucille se souvienne, la sœur de sa mère avait toujours été très généreuse.

Après avoir échangé plusieurs joyeuses phrases de retrouvailles, sa tante lui demanda :

« Veux-tu qu'on aille tout de suite t'installer à la maison ? »

- Oui, je veux bien !, dit Lucille, avec enthousiasme.

Elle avait vraiment hâte de contempler la ville défilant à travers les vitres de l'automobile que tante Aline avait achetée cette année-là. En chemin, à force de questionner, elle sut que la sœur de sa mère avait décidé depuis longtemps de vivre seule et de se dévouer comme hôtesse jusqu'à la fin de sa vie. Elle gagnait juste assez d'argent pour pouvoir vivre convenablement et recevoir parfois ses amies à souper. Mais ce que Lucille avait du mal à comprendre était que sa tante veuille à tout prix se passer de l'amour. Pourtant, c'était l'un des plus beaux sentiments que l'être vivant puisse ressentir. Elle secoua la tête en soupirant et replongea son regard sur l'extérieur. La myriade de rues qu'elles traversaient la fascinait. Il y avait tellement de promeneurs sur les longs trottoirs qu'ils pouvaient remplir absolument toutes les parcelles de ceux-ci. 

Arrivée à une intersection, Lucille remarqua la présence d'un homme portant un manteau couvert de poussière installé au beau milieu de la chaussée. Il faisait des gestes brusques avec les bras vers certains bolides pour que ceux-ci puissent traverser de l'autre côté de la rue afin de continuer leur chemin vers elle-ne-savait-où. Elle posa la question à sa tante qui lui expliqua que c'était un policier qui était chargé de contrôler la circulation à l'intersection de cet arrondissement achalandé d'Outremont. À Jonquière, il y avait peu de trafic alors il y aurait eu peu de chances qu'elle croise quelqu'un faisant ce métier dangereux et très salissant.

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Après le long trajet à pied de la voiture stationnée jusqu'à la maison de chambres, Lucille était exténuée. En déposant son lourd bagage sur le lit en bois, elle se laissa choir sur la moelleuse couette en laine et ferma les yeux. « Si mes parents étaient avec moi, ils s'émerveilleraient aussi. Je leur écrirai ce que j'ai vu.», pensa-t-elle, le sourire aux lèvres. Ils lui manquaient moins qu'elle ne l'aurait pensé. Depuis son arrivée, elle avait vu beaucoup de belles choses et elle s'enthousiasma à l'idée que ce ne soit encore qu'un début. 

Une vie de tourmentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant