Chapitre 4

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Il arrive que certains humains soient dotés d'une rapide capacité d'adaptation et d'une grande facilité pour se repérer dans le vaste monde. C'était le cas de Lucille, elle tenait ça de son père. Pour preuve, cela faisait seulement une semaine que la jeune femme habitait l'arrondissement d'Outremont et elle savait déjà rapidement se retrouver grâce aux noms de rues et aux indices que lui offraient la diversité des bâtiments entourant ses lieux de prédilection. Quelque chose qu'elle n'avait pas encore accompli était de s'aventurer un peu plus loin dans la ville pour découvrir de nouveaux arrondissements. Sa tante Aline, durant le déjeuner, lui avait appris que si elle voulait s'amuser tout en ayant des sensations fortes en cette belle journée, il y avait un parc d'attraction proche de la maison de chambres nommé le parc Belmont.

Lucille s'exclama : « Pourquoi pas ! Je ne suis jamais allée dans un vrai grand parc d'amusements. À Jonquière, il y avait des fêtes de quartier avec des courses à relais mal organisées, du cirque clownesque à souhait puis le traditionnel jeu des pommes dans le bac d'eau. Tu gagnais un bon d'abonnement au cinéma et tu pouvais choisir le film de ton choix. C'était ben l'fun. Mais, je dis oui ! Je crois que je regretterai pas cette sortie-là ! »

-Parfait ! Écris à tes parents et à tes frères et sœurs, va te préparer pis tu viens me rejoindre à l'auto dans une heure.

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Lucille et sa tante, assises dans la voiture, fenêtres ouvertes, roulaient à vive allure depuis un certain temps, en direction de la rivière des Prairies. Au loin, Lucille pouvait voir apparaître la grande roue et certaines montagnes russes. Celles-ci dépassaient les arbres du parc tellement elles étaient hautes. Les deux femmes commençaient même à entendre les cris des gens en train de s'amuser. Un sourire illuminait constamment le visage de la récente citadine depuis le matin. Un nouveau jour de bonheur débutait.

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Il était autour de midi et les deux femmes avaient déjà essayé une bonne partie des manèges du parc. Elles décidèrent d'arrêter leur parcours quelques instants en s'achetant une barbe à papa couleur bleu ciel et quelques bonbons. En riant de bon cœur et en mangeant leurs sucreries, elles se dirigèrent vers une table à pique-nique libre. Après quelques minutes de bavardages entrecoupés de dégustations, Lucille suggéra, en pointant un manège au loin : « J'aimerais énormément monter dans ce carrousel ! Il m'a l'air de dater de la fin du siècle dernier. Tu lui donnerais combien d'années, toi ? »

-Oh, au moins 60 ans. Tu peux y aller tout de suite si tu veux, je m'occupe de ta barbe à papa.

En lui faisant un clin d'œil et en lui tendant sa boule de sucre, Lucille remercia sa tante et courut vers le manège aux chevaux de bois qu'elle avait remarqué plus tôt. Lorsqu'elle l'atteignit, celui-ci s'arrêtait progressivement afin de faire monter un nouveau groupe de personnes. Lorsqu'il eut fini de tourner, elle se dirigea vers le premier cheval qu'elle pût atteindre et s'assit confortablement sur la selle, entreprenant d'agripper les rênes en cuir. Le manège repartit doucement, puis accéléra. Lucille, se laissant emporter, les cheveux détachés laissés au vent, elle se mit machinalement à compter le nombre de tours que l'attraction parcourait, le rire facile. «Un tour, deux tours, trois tours». Après un petit moment, elle eut l'étrange sensation d'être observée, comme si quelqu'un non loin d'elle la fixait. Elle fit un rapide panorama de l'environnement dans lequel elle se trouvait et momentanément, son regard se posa sur le visage d'un assez beau garçon. Manifestement, lui, il l'avait déjà remarquée et il la dévisageait en souriant. Face à ce charme déroutant, Lucille sentit ses protections naturelles de sainte-nitouche se désarmer peu à peu et son cœur battre à toute allure. Incapable de résister, elle accrocha son regard au sien, d'un vert profond et ténébreux ; chacun sondait l'immensité humaine de l'autre.

Le temps pouvait défiler lentement ou rapidement ; ils s'en foutaient car plus rien autour d'eux n'avait d'importance.

En pleine contemplation, son regard descendit jusqu'à son torse, pour ensuite s'apercevoir qu'il était assis sur le cheval de bois situé juste à côté du sien ; ceux-ci étaient assemblés par groupe de deux. Étonnée, elle se mit à pouffer, une main devant la bouche. Le sourire du garçon s'accentua, révélant une dentition des plus parfaites. Elle détourna les yeux jusqu'à ce que le manège cesse de tourner, ne se demandant pas une seule seconde si toujours il la regardait. Elle aimait ce mystère, sachant qu'elle lui avait tapé dans l'œil. L'homme, après avoir agilement sauté de sa selle, l'aida à son tour à descendre de la sienne en agrippant ses petites mains. Elle sentit toute la force que contenaient ses muscles alors qu'il la soulevait légèrement dans les airs. Cette pensée interdite rendit la situation encore plus enivrante. Lorsqu'elle fut déposée par terre, étourdie, une question fusa:

-Comment t'appelles-tu ? dit le jeune homme d'une voix rauque.

Le beau garçon semblait intrigué et voulait mieux la connaître, mais la gorge de Lucille était trop sèche et nouée pour réagir à sa demande de présentation. Pourtant, elle parvint après quelques instants à exprimer une réponse : « Lucille Gravel ».

Elle tourna discrètement la tête et souffla un peu pour se calmer.

-Et toi ?

-Moi, c'est Amédée. Amédée Patenaude. Très heureux de vous connaître, dit-il en hochant la tête de manière prononcée sans pour autant détourner son regard d'une profondeur inouïe.

-Moi de même, susurra-t-elle, le teint rougi et en faisant une petite révérence comme sa mère le lui avait appris.

Elle sourit en baissant les yeux et en portant les mains à ses joues brûlantes.

Il semblait être un garçon respectueux envers les femmes, attentionné et poli par la même occasion.

Pendant qu'elle était plongée dans ses pensées, le charmant garçon continuait à lui sourire, mignon, sa tête brune penchée sur le côté. Déstabilisée par la situation et la tête déjà tournante depuis un petit moment, Lucille manqua de perdre pied. L'homme la rattrapa rapidement par le bras avant qu'elle ne s'écroule par terre.

«Les températures sont beaucoup plus chaudes ici que là d'où je viens...» fut la phrase qu'elle utilisa comme excuse en réponse à ce moment légèrement confus, alors qu'elle savait manifestement très bien qu'elle avait eu tout le temps, c'est-à-dire une bonne semaine bien remplie, pour s'habituer au climat de Montréal.

En se redressant, elle lui lança un regard rempli de reconnaissance pour l'attention qu'il venait de lui porter, celle-ci lui ayant évité un moment particulièrement honteux. Ils venaient de faire connaissance et déjà s'installaient entre eux une certaine communication.

Après un petit moment de silence gêné où ils ne faisaient que se regarder, Lucille entendit des cris de joie. Amédée se retourna en riant, s'accroupit et, les bras grands ouverts, reçut trois petits garçons qui lui sautèrent dessus en piaillant et en s'accrochant à ses cuisses et à ses épaules. Il se releva et les présenta comme étant ses trois jeunes frères.

-Voici Georges, 7 ans.

Le petit garçon bomba le torse et tapa le sol du pied, comme s'il était le général d'une armée. Lucille rit de cette démonstration. Elle devinait bien le caractère de ce petit bonhomme.

-Puis, ici on a Napoléon, de tout juste 4 ans. Et là, c'est Joseph, le petit dernier.

Les deux plus jeunes, à leur arrivée, s'étaient vite réfugiés derrière les mollets d'Amédée, qui se tassa pour les amener avec insistance vers la jeune fille. Ces deux-là étaient de nature plutôt timides, mais sûrement très aimables. Étonnamment, sa famille à lui était peu nombreuse par rapport à la sienne, au Saguenay. Après les présentations des enfants Patenaude, Lucille lui mentionna timidement : « Je suis venue au parc avec ma tante. Elle m'attend là-bas. Tu peux venir, si tu veux. »

Lucille soutint la ferveur de ces mots en le regardant dans les yeux. Elle souhaitait vraiment qu'il la suive ; elle ne voulait pas le perdre.

Elle pointait la femme assise au loin à une table à pique-nique. Celle-ci regardait dans leur direction, en souriant. Amédée accepta en acquiesçant de la tête et la suivit, se faufilant parmi la file de gens venus essayer le carrousel. En se dirigeant vers le point de rencontre, Lucille ne pouvait s'empêcher de rire de la situation dans laquelle elle se trouvait. Elle avait eu son premier coup de foudre dans un manège!

Une vie de tourmentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant