Chapitre 1

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Un vendredi de novembre, 17h06.

Je suis toujours un peu nerveuse en attendant le train. Alors même qu'il n'arrivera que dans quelques minutes, cela ne m'empêche pas d'être fébrile et de sentir mon cœur enchaîner un sprint en apnée. J'anticipe déjà la course vers ma correspondance suivante. Aurai-je le temps de l'attraper, les conditions de circulation du métro parisien seront-elles favorables ?
Les interrogations habituelles, en somme.
La circulation pour arriver jusqu'à la gare s'est avérée fluide. Partie avec une avance confortable, je n'ai aucune raison rationnelle de craindre un retard. Mais je suis une flippette née, donc pas du tout rationnelle. Tout s'est déroulé sans accroc jusque-là, mais tant que je n'ai pas un pied dans le train, je stresse. L'habitude...
Le seul élément désagréablement imprévu, c'est le froid glacial et le vent qui me fouette la peau. Mes oreilles et mon nez picotent, j'ai la larme à l'œil et ma vision devient floue, m'obligeant à enfoncer un museau gelé sous mon écharpe. Je relève le col en fausse fourrure de mon blouson et faufile mes mains dans les poches doublées. Évidemment, pas de gants à portée de main, mon unique paire ayant disparu à la fin de l'hiver dernier. Si on s'en tient à la loi de l'emmerdement maximum, je devrais la retrouver au mois de juin, en début de canicule...

C'est un mois de novembre tout à fait classique pour la région, alternant périodes de gel et soleil radieux. Mais pour la peine, je pars sous un ciel gris, à l'image de mon humeur. Cela annonce un week-end compliqué. En soupirant, je m'enferme dans la bulle de protection imaginaire que j'essaie de forger contre le froid.
Je suis à Tahiti en bikini et je bois un martini. Je suis à Tahiti, en bikini et...
Bref, rien ne me distingue des nombreux civils qui attendent leur train en tapant des pieds pour se réchauffer. Principe numéro un du bon militaire en ces temps troublés : ne jamais afficher de signes ostentatoires de ce job si singulier. Tout le contraire de ce que font les plus jeunes, qui étalent fièrement leur engagement. Entre les sacs TAP, les musettes reconnaissables, et les gars encore en tenue qui ont envahi les quais de la petite gare, on se croirait dans une dictature militaire où la population est libre de râler.

De moi, les passants ne voient qu'un chignon serré posé sur un corps miniature plutôt musclé. Les tâches de rousseurs, accessoire quasiment inévitable quand on est rousse, et des yeux qui se voudraient verts (mais tirent plus sur le bon vieux marron) complètent le tableau. Rien de moche ni de transcendant non plus. Dans mon boulot, c'est un atout. Il vaut mieux passer inaperçu. Ça évite d'être la cible de remarques salaces, même si ça m'agace de devoir effacer ma nature pour une bande d'abrutis misogynes.

Le train pour Paris entre enfin en gare. J'attrape mon petit sac-à-dos et attends docilement que les voyageurs aient fini de descendre sur le quai, avant de m'engouffrer à mon tour dans le wagon. Mon grade me permet habituellement d'accéder à la première classe, mais l'achat tardif du billet m'a placée en surréservation. La foule des partants est dense, du coup, je me retrouve pressée contre l'entrée, au milieu d'une petite cohue. Mon mal de crâne grandissant s'accommode assez mal des cris joyeux de jeunes gens impatients de s'installer.
Quelqu'un me bouscule plus fermement. Je sens un corps plutôt massif se coller au mien et prolonger le contact plus que nécessaire. Une ligne à haute tension m'a sûrement atteinte « à l'insu de mon plein gré » parce qu'il m'est impossible de bouger et bizarrement, d'engueuler le malotru. Mon cerveau est comme anesthésié par la chaleur de son corps et l'agréable parfum masculin qui me chatouille les narines. Comme quoi, le froid fait faire n'importe quoi à mon cerveau.
Le propriétaire du corps finit par réagir et s'écarter légèrement en présentant ses excuses.

— Excusez-moi, on m'a poussé contre vous.

Une vague de sentiments confus m'envahit au moment où je reconnais une voix singulière. L'homme s'appelle Yann Laregue - caporal-chef de première classe ultra canon Yann Laregue pour être précise - et cela fait des mois que nous ne nous sommes pas croisés. Je me rappelle avoir entendu son nom parmi les absents, sans y avoir prêté attention lors de l'appel matinal de la troupe. Ah oui, tiens, maintenant que j'y pense, il était cité dans un message récent reçu dans mon service et annonçant un retour de mission à l'étranger. En jetant un coup d'œil vers l'arrière, (ce qui me fait perdre une vertèbre cervicale au passage), je remarque alors l'énorme sac qu'il porte à l'épaule. Il a dû rentrer dans la journée et part sûrement en permissions.

Coeur d'homme, âme de soldat 1 : Apprivoise-moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant