Chapitre 3 : Famille royale

21 0 0
                                    

    C'est à cela que je pensais, debout dans la cour, au milieu des autres soldats rangés en formation serrée. Je fixais un point droit devant moi, comme nous tous. Une posture rigide, martiale, mais lointaine, comme détachée.

    Je ne voulais pas les voir.

    Je regardais au loin, par delà les murailles, par delà l'officier qui s'assurait que tout était prêt pour la venue du roi. Par delà tout. Je voulais simplement être ailleurs.

    Et puis, soudain, des voix joyeuses qui s'approchaient. Tous les soldats raffermirent leur prise sur leur arme, se redressèrent. Je ne fis pas exception à la règle. Mes doigts étaient si crispés sur le manche de ma hache que je sentais ses irrégularités s'enfoncer dans ma peau.

    Plus que tous les autres, je redoutais et désirais ce moment.

    La famille royale fit alors son apparition.

    D'abord, ce furent le roi et la reine. Un sévère vieil homme, majestueux malgré son âge, accompagné de sa femme Loena au sourire bienveillant. Ils s'arrêtèrent devant nous et nous fixèrent sans un mot. Droits, dignes et royaux.

    Ensuite, un homme entre deux âges, aux courts cheveux bruns et au regard doux.

    A son bras, une femme encore rayonnante malgré les années, malgré cette ombre dans le coin de ses yeux, malgré cette tristesse tapie. Habillée élégamment d'une longue robe et d'un léger châle de soie, du moins à ce que je pus en juger. Un port droit, aristocratique, mais un regard éteint, un sourire sans vie.

    Quelque chose de familier me tordit le ventre, me broya les entrailles. Je plantai violemment mes dents dans ma langue pour ne rien laisser paraître. Impassible, je devais rester impassible. Même devant cette mère qui m'avait rejeté et qui se tenait là, insouciante.

    Savait-elle que son fils se trouvait parmi les soldats ? Saurait-elle me reconnaître, déceler son héritage dans mes traits fins, mes longs cheveux blonds, mes yeux en amande comme les siens ? Savait-elle seulement que j'étais en vie ?

    Je sentais ma respiration s'accélérer sans que je ne puisse la contrôler. Un étrange sentiment prenait place en moi. La haine, le ressentiment bouillonnaient, prêts à exploser, tandis qu'une partie de mon âme priait pour qu'elle pose les yeux sur moi, ne serait-ce qu'un instant.

    Amaury, regarde-moi, regarde-moi ! Je suis ton fils !

    Mais son regard ne me voyait pas, pas plus qu'il ne voyait les autres soldats en rangs devant elle. Elle fixait loin, loin devant elle, comme si elle voyait à travers les murs. Comme moi quelques instants auparavant.

    Et puis, enfin, le dernier membre de la famille royale, le plus attendu, le plus apprécié, fit son apparition, bavardant gaiement comme si de rien n'était.

    L'héritier du trône.

    Cedro.

    Je fermai brièvement les yeux, ne voulant pas le voir. Non, je ne voulais pas le voir. Je ne supportais pas son visage, son visage si heureux, ouvert et souriant, ce visage qui ressemblait tant au mien.

    Mon demi-frère.

    Un goût amer de sang envahit ma bouche, tandis que je me mordais la langue plus violemment encore. Ne rien dire... Ne pas hurler, lui hurler toutes les insultes que je connaissais. Ne pas sauter sur lui, lui griffer le visage, le défigurer, faire disparaître ce joli sourire, ces si beaux yeux insouciants et heureux.

    Il était si près, si près et si loin en même temps, mon demi-frère, lié à moi par le sang. Nous étions si semblables mais si différents, lui avec son bonheur parfait et moi qui vivait dans la brutalité, la dureté de la vie de soldat. Lui à qui tout souriait, moi que la vie détestait.

    Impassible. Rien ne devait filtrer. Rester impassible.

    Tu es un soldat.

    Ton devoir est de protéger la famille royale.

    Toute ta vie est tournée vers ce but.

    Les paroles d'Hector, dans ma tête. Il ne faisait jamais un aussi long discours que lorsqu'il s'agissait de ses souverains. Protéger la famille royale, c'était sa raison de vivre. Son credo. Du coin de l'œil, je le voyais, tendu, un étrange éclat dans le regard. Il les fixait avec ses yeux insondables, mais qui brillaient différemment que d'habitude.

    Je n'étais pas Hector. Cette famille, je la haïssais. Je ne souhaitais pas la protéger. Je n'étais pas un soldat par choix. Je n'aimais pas cette existence misérable, passée à endurer les coups et les reproches de la seule personne qui me parlait. Mais je n'avais que cela. Et peut-être qu'au fond, j'y tenais.

    Je commençais à me sentir vraiment mal.Ma tête me semblait lourde, encombrée, et j'avais l'impression qu'on la martelait de toutes parts.

    Mais je ne bougeai pas. Comme un vrai soldat, je contins mes émotions hurlantes et restai droit, martial, impassible.

    Le roi s'avança et commença son discours. Sa voix grave et puissante résonna dans la cour, au milieu de tous ces hommes en armes.

    - Soldats ! Demain, le tournoi annuel aura lieu devant la capitale entière.

    Le tournoi, bien sûr. Comment aurions-nous pu l'oublier ? C'était l'évènement qui rythmait notre vie. Et c'était la première fois que j'y participerais. J'avais eu vingt-deux ans cet été, j'étais donc considéré comme un homme à présent. Un soldat accompli, qui rentrait dans le rang des militaires.

    - Nous comptons sur vous pour donner le meilleur de vous-mêmes ! C'est l'occasion ou jamais de prouver votre vaillance !

    Le roi s'interrompit un moment, avant de terminer :

    - Comme chaque année, la statue du gagnant rejoindra celles des précédents vainqueurs ! Bon courage, soldats !

   Puis, la famille royale tourna les talons et s'en alla aussi majestueusement qu'elle était venue.

    Je crus respirer de nouveau. Posant ma lourde hache à terre, je pris une profonde inspiration, soulagé.

    Je levai les yeux, et ils en croisèrent deux autres, deux puits noirs infinis.

    Hector me fixait d'un regard indéfinissable. Mélange de tristesse, de remords, et de quelque chose qui ressemblait à de la rancœur. Bien malgré moi, un frisson me parcourut, tandis qu'un froid soudain rampa le long de ma peau.

    Cela ne dura même pas une seconde. Dès qu'il s'aperçut que je le voyais, il reprit son air neutre pour me dire de filer dans ma chambre me reposer.

    - Tu en auras besoin, pour demain, me lança-t-il.

    Pris de court, je ne pus que baisser la tête et lui obéir sans discuter.

Les Origines : YlanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant