Une des raisons pour lesquelles je détestais l'infirmerie, c'était cette odeur de médicaments qui flottait dans l'air. C'était aussi l'infirmier, un homme méprisable et faux, et cette couleur blanche horrible, aveuglante, écrasante.
Mais il y avait surtout une raison, une raison qui me poussait à fuir ce lieu le jeudi matin, malgré tout ce que je pouvais endurer.
La visite aux malades de Son Altesse Cedro.
En bon petit prince qu'il était, il passait chaque semaine pour encourager les soldats malades ou blessés. Il les saluait, discutait avec eux, avec toujours cette bonté et cette bonne humeur qui me faisaient horreur. Son sourire bienveillant lui attirait aussitôt la sympathie de tous, même des vieux vétérans grincheux.
Je haïssais sa gentillesse. Je haïssais tout ce qui le rendait si parfait aux yeux de tous.
Ce matin-là, j'avais oublié que le prince devait visiter l'infirmerie. J'étais allongé dans mon lit, l'esprit vide, fixant un point sur le mur d'en face. Les heures me semblaient être des minutes, les minutes des heures. Le temps me paraissait élastique, subjectif. J'étais ailleurs. Comme dans une autre réalité.
Plus rien ne m'importait.
C'était comme si le monde autour ne me parvenait pas vraiment. Comme si j'étais entouré d'une bulle invisible mais impénétrable, qui ne laissait aucun son, aucun sentiment m'atteindre.
Tout autour de moi était blanc et neutre.
Mais quelque chose, progressivement, s'invita dans ma bulle terne.
Ce fut d'abord une voix, une voix juvénile et joyeuse que je reconnus à l'instant, même si je l'avais si peu entendue.
Puis, ce fut lui, tout au bord de mon champ de vision. Je ne bougeai pas, ne tournai même pas la tête, mais je fus certain de l'avoir reconnu.
Cedro.
Toute ma haine revint d'un coup. Toute cette rage, toute cette rancœur, toute cette jalousie me frappèrent violemment.
Sa faute. Tout était de sa faute.
Oui, c'était à cause de lui, à cause de ce petit prince parfait, de ce fils rêvé, c'était à cause de lui que je souffrais autant.
Quelle qualité le destin avait-il oublié de lui offrir ? Il avait tout, tout ce que je n'avais pas et rêvais de posséder.
Il était beau, d'une beauté noble, rare et délicate, une beauté de prince.
Il aurait le trône à la mort du roi. Des richesses infinies, une vie facile dans le luxe et le plaisir, le respect, l'admiration, l'obéissance de tous.
Il était gentil, compatissant, généreux. Il savait parler aux autres et se faire aimer.
Il n'était pas intimidé ou effrayé par le contact, il trouvait toujours le mot juste pour réconforter, redonner espoir ou faire rire.
Il avait une famille aimante. Des grands-parents pour qui il était tout. Une père doux.
Une mère qui l'avait accepté.
C'était cela qui me faisait le plus mal lorsque je le regardais déambuler parmi les soldats, un sourire bienveillant et sincère aux lèvres. Je détaillais son corps fin et délicat, sa peau rose, ses courts cheveux dorés, ses yeux bleus, ses traits aristocratiques, le bonheur et la bonne santé qui transparaissaient dans son attitude, et je l'enviais.
Moi, je n'avais rien eu de tout ce qu'il avait. La beauté, la gentillesse, l'art de plaire, la vie heureuse, je n'avais rien de tout cela.
Il m'avait tout pris, tout volé.
Je levai les yeux vers lui. Il se tenait à présent devant mon lit et me souriait de ce sourire si rempli d'une bienveillance insupportable.
- Bonjour !
Sa voix était douce et m'arrachait douloureusement les tympans. Je ne répondis pas, me contentant de le fixer.
Pourquoi l'avait-elle accepté, lui et pas moi ?
- Comment allez-vous ?
Qu'avait-il eu de plus que moi, à la naissance, pour qu'elle n'ait pas eu ses folles envies meurtrières ?
Pourquoi, en le regardant, s'était-elle dit "C'est mon fils, il grandira avec moi" ? Pourquoi l'avait-elle reconnu comme étant sien, comme venant de ses entrailles ? Pourquoi lui et pas moi ?
- J'ai vu votre combat dans l'arène, c'était très impressionnant ! Vous êtes un virtuose du combat !
Mon père. Bien sûr, c'était à cause de lui. Je devais payer, expier la faute qu'il avait commise.
A travers moi, c'était lui qu'elle punissait. Lorsqu'elle m'abandonna, c'était lui qu'elle abandonnait, c'était de lui dont elle se détachait. Définitivement.
Si j'avais subi cette vie de soldat, à regarder mon demi-frère être porté aux nues alors que je me traînais misérablement dans la boue, c'était pour expier la faute de mon père.
Me punir moi, c'était le punir lui. Du moins, à ses yeux.
- Vous ne m'entendez pas ?
Ou n'était-ce pas un de ces caprices de souverains qui disposent des vies comme ils l'entendent ?
A ses yeux, j'étais mon père. J'étais ce mal, cette pourriture qui venait de lui. Tout effacer, tout oublier, dans un accès de colère, dans une folie meurtrière. Se débarrasser de moi.
Ma vie ne comptait pas. Ma vie n'avait jamais compté.
- Heu... vous êtes sûr que vous allez bien ?
Peu importe ce que j'étais, ce que je ressentais.
Gâcher ma vie pour que sa conscience soit en paix, c'était le marché. Entre un nourrisson sans défense et la fille du roi, le choix était vite fait.
- Docteur, vous pensez qu'il m'entend ?
Cedro parlait toujours, même si je restais de marbre.
Je sus alors que tout était de sa faute.
Cedro. Le reflet de la personne que j'aurais pu être si j'avais grandi chez eux. Si mon père n'avait pas été mon père.
C'est là, allongé dans mon lit d'hôpital, que je pris conscience de ma propre infériorité face à lui.
Il avait tout.
Je n'avais rien.
Il m'avait tout volé, il m'avait tout pris, tout ce qui me revenait de droit, jusqu'à ce que je sois plus démuni qu'un nouveau-né.
C'était de sa faute si j'avais grandi pauvrement, au milieu des soldats, dans la violence.
C'était de sa faute si Hector me détestait, s'il avait tenté de me tuer.
C'était de sa faute si ma mère ne m'avait jamais aimé.
C'était de sa faute si j'avais toujours été seul.
C'était de sa faute si je le haïssais.
C'était de sa faute si je n'était que haine.
Tout avait toujours été de sa faute, entièrement de sa faute.
Et alors, je le sus, j'en fus sûr et certain.
Je le tuerai.
Je tuerai Cedro.
VOUS LISEZ
Les Origines : Ylan
FantasyCe jour-là, tout en moi est mort. Cette haine qui m'avait servi de pilier, cette jalousie sur laquelle je m'étais construit, cette rancœur qui me maintenait en vie, tout a disparu au moment où mes pulsions ont pris le dessus. A ce moment-là, Ylan es...