Chapitre 12 : Le monstre

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    Le bruit du verre brisé résonna violemment à mes oreilles, tandis qu'une douleur lancinante traversa ma main. Mais je n'y prêtai pas attention.

    La mâchoire crispée, je fixai Cedro.

    Le prince s'était levé d'un bond et me regardait, les yeux écarquillés. Il ressemblait à un petit animal apeuré.

    Ses cheveux blonds, son regard bleu, sa petite taille et sa stature fine... Tout en lui était si distingué, si fragile, si faible. J'aurais pu le briser d'un coup de poing, faire voltiger cette frêle silhouette de verre si je l'avais voulu.

    Mais je ne voulais pas. Je voulais le déformer, le briser, le salir. Le haïr, l'humilier, le traîner dans la boue. Jouir de sa défaite et de son humiliation.

    Soudain, je vis son visage changer. Ses traits s'endurcir. Ses yeux virer au vert.

    Et celui que je voulais tuer devint moi.

    Cedro était moi. C'était mon reflet, mon double. Celui que j'aurais pu être si tout avait été différent.

    Celui qui m'avait tout volé.

    - Qui... Qui êtes-vous ?

    Sa voix tremblait. Je pris un plaisir vicieux à l'entendre balbutier, lui, le prince bien éduqué et si parfait. Un sourire involontaire s'esquissa sur mes lèvres.

    Je ne répondis pas à sa question et fis simplement un pas vers lui.

    Il recula d'autant.

    - Q-Que me voulez-vous ?

    Je ne desserrai pas les lèvres, me contentant de le fixer. Je dessinai de mon regard les contours de son visage, ses yeux, ses cheveux. Je me repaissais de son image, je la gravais dans mon esprit. Sa beauté, son innocence, sa pureté.

    Le beau petit prince, futur monarque, adulé de tous, si heureux et si parfait, tremblait devant moi.

    Il tremblait, reculait, les yeux écarquillés, une délicieuse expression de panique sur le visage.

    Je ne l'avais jamais vu aussi... faible. Et cela me plaisait. Je sentais naître en moi une sensation étrange, un plaisir coupable et inattendu.

   J'aimais cette puissance que j'avais sur lui.

    Je m'avançai encore, juste pour le voir paniquer. Il fit plusieurs pas en arrière, se prit les pieds dans sa couverture, tomba sur le sol. Ses yeux paniqués ne me quittaient pas.

    Je lui faisais peur.

    Je le terrorisais.

    C'était délicieux, et magnifique.

    J'étais à un pas de lui à présent, et je le fixais, le dominant de toute ma hauteur. Son petit corps recroquevillé dans mon ombre, les tremblements qui l'agitaient, tout s'accumulait en un plaisir inconnu qui me faisait tourner la tête.

    Je me penchai vers lui.

    - Ne hurle pas. Si tu hurles, je te tuerai avant même que les gardes ne comprennent ce qu'il se passe.

    Je fus surpris moi-même de l'autorité de ma voix.

    Cedro hocha la tête en se mordant la lèvre.

    J'aimais sa peur, cette peur qui émanait de lui, je la sentais, je m'en délectais, j'en jouissais. J'aimais cette sensation de puissance, cette adrénaline, ce pouvoir, ce feu qui me léchait les veines et me faisait sentir vivant. J'aimais sa pureté, cette beauté pure et délicate que je souillais de tout mon vice, de toute ma haine.

    Je savourais le fait d'être le méchant, le sadique, le monstre, celui que l'on pointe du doigt et celui qui est libre parce qu'il n'a plus de limites. Je savourais cette saleté, cette monstruosité, cette horreur que j'étais devenue. Oui, j'étais un monstre.

   Il était là, devant moi, juste devant moi, si près de moi, si près peut-être qu'il était en moi. Je ne voyais plus rien, plus rien d'autre que lui, l'objet de ma haine et de mon désir, de ma jalousie, de ma rancœur, l'objet de toutes mes passions.

    Je ne savais plus qui j'étais, je ne savais plus qui il était, je ne savais plus si nous étions deux entités distinctes ou une seule, je ne savais plus qui de lui ou de moi était le plus haïssable, je ne savais plus si je le détestais ou si je l'aimais.

    Je ne savais plus rien.

    Qui était donc cette personne que je haïssais tant ?

    Lui ? Dans toute sa magnificence et son innocence de victime sacrifiée ?

    Ou moi ? Le pauvre, le sale, le haï, le corrompu, le bestial ?

    Moi, le monstre ?

    Mais la réponse importait peu, cette réponse importait si peu, car la haine, la haine l'amour et le désir étaient bien présents, et il me rongeaient, me portaient et me consumaient.

    Il était moi. J'étais lui.

    Alors ces deux passions contradictoires, interdites et brûlantes se révélèrent au grand jour. Le fratricide et l'incestueux. La rage et le désir. La haine et l'amour.

    Alors le monstre s'empara des lèvres de Cedro, il les fit siennes, les mordit, en prit possession avec toute la rage du désir contenu qui explose finalement.

    Alors le monstre s'empara du cou de Cedro, l'empoigna, le serra, le griffa jusqu'au sang dans toute la haine, dans tout cette haine fratricide qui l'avait toujours animé.

    Déjà le corps haï et aimé se rebellait, il se convulsait, avait des spasmes de terreur et d'agonie, il haletait et se tordait.

    Et le monstre sentait la vie quitter cet être qu'il avait passé sa vie à détester.

    Ce fut alors la plus incroyable, la plus magnifique, la plus sordide des jouissances. Une explosion de plaisir et de feu qui lui secouait les entrailles. La montée au ciel, la chute infernale.

    Il s'était perdu, il s'était trouvé.

    Le monstre naissait.

    Et soudain, des voix, des cris, des coups. Il relâcha son emprise, se releva. Les visages flous des gardes dansaient autour de lui. Leurs menaces, indistinctes et lointaines.

    La douleur soudaine, si vive, dans son bras.

    Ses doigts se desserrèrent, l'un après l'autre. Ils laissaient passer l'air et la vie, la renaissance de ce prince déjà haletant.

    Le monstre se leva, fit face, titubant. Il se sentait ailleurs, comme pris dans les pièges affreux d'une drogue mortelle. L'esprit indistinct. Brouillard de pensées. Flou des sentiments. Plus de forces. Vidé, absent. Comme mort.

    Le monstre fixa l'innocent qui ouvrait ses yeux, renaissant à la vérité. Et il lui cracha son nom, comme un poison, une venin distillé dans les veines de sa victime pour faire tomber de l'intérieur cette famille pourrie :

    - Ylan... Je suis Ylan.

    Mais sa voix n'était plus qu'un rugissement, un rugissement d'animal.

    Alors le monstre se retourna et s'enfuit.

    Et dans la pénombre, couché dans la forêt comme une bête sauvage, un homme blessé à mort regardait le ciel, regrettant cette victime qu'il n'avait pu achever.

    Maintenant que cette pulsion avait été libérée, que ce désir avait été assouvi, que ce monstre avait été révélé, il ne lui restait plus rien, ni pulsion, ni désir, ni sentiments.

    Vide.

Les Origines : YlanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant