Chapitre 4 : Haine

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    Je me laissai tomber sur mon lit, vidé de mes forces.

    Aujourd'hui avait été une journée éprouvante. Si l'entraînement m'avait épuisé physiquement, la visite de ma famille m'avait achevé.

    Je ne savais pas pourquoi cela m'affectait tant. J'aurais pu m'en ficher complètement, me contenter de les haïr. Et bien non. Je ne pouvais m'empêcher de rêver à ma mère. Imaginer qu'elle me reconnaîtrait enfin. Ses yeux se poseraient sur moi, elle verrait mes cheveux, mes yeux, la forme de mon visage. Elle comprendrait qui je suis. Et elle pleurerait, et me supplierait de lui pardonner, de lui pardonner d'avoir été aussi cruelle et indigne.

    Et puis, alors que j'imaginais mon visage depuis ses yeux, je me vis rajeunir de quelques années, rapetisser de quelques centimètres, tandis que mes cheveux devenaient plus courts.

    Et, à la place du mien, se tenait maintenant devant moi le visage tant haï de mon demi-frère. Cedro.

    Ce fils parfait, sage, poli, généreux, souriant, lumineux. En un mot, royal.

    Que je le haïssais ! Je le haïssais à en mourir !

    Je voulais qu'il crève, cet enfant parfait, ce prince idéal, je voulais qu'il meure de mes doigts, le visage tordu par des souffrances sans nom, je voulais qu'il hurle de douleur et d'horreur, je voulais le voir crever sous mes yeux !

   Encore une fois, le monde tournait autour de moi, le cœur au bord des lèvres, prêt à rendre toute ma rage, la haine que j'avais dans le ventre. Je me penchai brusquement, haletant, cherchant mon souffle dans l'air brûlant, et je vomis un liquide amer qui me brûla la gorge.

    Je restai un moment sans bouger, vide de pensées, vide de tout. Je tourbillonnais dans un univers sans fond.

    Puis je pris une inspiration et me relevai péniblement, m'appuyant un peu contre un mur en sentant le sol tanguer.

    J'étais faible, si faible, trop faible. Comment la simple vue de mon frère pouvait-elle me mettre en pièces ainsi ? Je n'étais pas encore assez fort, non, Hector avait raison, je devais encore m'endurcir, il le fallait, pour chasser cette faiblesse, cette peur, ce goût amer sur ma langue.

    J'avançai d'un pas, puis d'un autre, bravant ce vertige qui me prenait dès que j'esquissais un mouvement. Je devais être fort, plus fort encore. Je voulais vaincre, vaincre ce vertige, vaincre mon demi-frère, vaincre tout.

    Vaincre Hector.

    Être le meilleur.

    Prouver que j'existais.

    Alors, une jambe après l'autre, un mètre après l'autre, pas à pas, coude à coude, je luttai contre ce malaise, et je gagnais la salle de sport.

    Une fois dans la petite salle encombrée d'appareils de musculation et d'armes de toutes sortes, je me sentis mieux. Ma nausée avait disparu. Il n'en restait plus aucune trace.

    Soulagé, je pris une profonde inspiration. J'avais vaincu ce vertige. Je m'étais battu contre moi-même, et j'avais gagné. Je pouvais devenir plus fort - vaincre Hector.

    Alors je m'approchai d'un mannequin d'entraînement, et je le frappai de toutes mes forces, en hurlant ma rage et ma haine. Je frappai, frappai, plus fort et plus fort encore, sans réfléchir, juste frapper, mettre toute sa force dans ce poing, envoyer valser l'adversaire, le réduire en miettes.

    Ce fut seulement quand je n'eus plus de forces, que mon hurlement s'éteignit dans ma gorge.

    Je reculai de quelques pas, lessivé, vidé de tout sentiment. Le mannequin devant moi était en piteux état à présent. Je repris mon souffle, mes mains appuyées sur mes genoux, des gouttes de sueur roulant de mes cheveux jusque dans mes yeux. Je les chassai d'un geste de la main avant de me relever difficilement.

    Tous mes muscles me faisaient mal. Mon corps était en feu et me tirait affreusement. Mais j'étais devenu plus fort, j'avais vaincu ce sentiment de honte, ce goût amer dans la bouche - jusqu'à ce qu'il revienne me hanter à nouveau.

    La lutte était la seule chose qui me permettait de l'éloigner quelques instants.

    Je retournai lentement dans ma chambre, passant devant le réfectoire sans y entrer. Je n'avais pas faim. Pas envie non plus d'affronter le regard de tous ces gens. Être seul, c'était tout ce dont je rêvais.

    Allongé sur mon lit, les yeux perdus dans les ténèbres du plafond, je pensais au lendemain. A ce tournoi où j'allais pouvoir faire mes preuves. A Hector, si dur mais que j'admirais tellement.

    Et si demain, je le battais ? Si je réussissais enfin à le mettre à terre ?

    Je n'aurais jamais l'impression d'être un vrai soldat tant que je n'aurais pas vaincu Hector. Tant que ce ne serait pas arrivé, je me sentirai jamais à ma place en tant que combattant, je ne me considérerais jamais comme un homme.

    Le jour où cela arriverait, comment me regarderait-il ? Avec fierté, comme je le rêvais ? Avec tristesse ? Avec honte, la honte d'avoir perdu ?

     Et alors, moi, que ferais-je ? L'aiderais-je à se relever, même s'il le prendrait mal ? Lui sourirais-je ? Lui tournerais-je le dos, comme s'il n'avait jamais existé ? Chercherais-je dans ses yeux la fierté, la reconnaissance dont je rêvais ? Arriverais-je enfin à me détacher de lui, à ne plus le regarder avec admiration, envie et jalousie ?

    Et est-ce que je trouverais alors le courage nécessaire pour me retourner ? Pour planter mes yeux dans ceux de ma mère ? Pour la regarder en face, dans son regard bleu si semblable au mien, et lui dire "Je suis ton fils" ? Pour lui crier tout ce qui reste enfermé en moi depuis si longtemps, toutes ces pensées, cette rage, cette haine, ce ressentiment ?

    "Amaury, je suis ton fils ! Je suis ton fils, celui que tu as abandonné, celui dont tu ne voulais pas, l'erreur de ta jeunesse, le retour de celui qui t'a fait souffrir, je suis là et je ne te l'ai jamais dit, mais maintenant tu le sais, et je veux que tu souffres, que la culpabilité te ronge, que tu ne dormes plus la nuit, je veux voir tes yeux se remplir de larmes, je veux te voir craquer devant tous les autres, oui, avoue ta faute, avoue que tu es une lâche, une criminelle, une meurtrière, avoue que tu voulais tuer ton propre fils !"

   Un cri enflait en moi, un cri de rage, de larmes et de souffrance, ce cri que je réprimais depuis si longtemps. Mais je fermai les lèvres, me mordis la langue jusqu'au sang, jusqu'à ne plus rien sentir d'autre que ce goût métallique, reflet de ma rancœur et de ma haine, et je le retins enfermé au fond de mon torse. Ne pas crier, ne pas montrer cette haine. Tu es un soldat.

    Tout devenait confus, tout tournait autour de moi dans une danse sauvage et hypnotique, alors je fermai les yeux et sombrai dans le vide le plus profond.

    Avec toujours ce goût de haine sur ma langue.

Les Origines : YlanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant