Vous n'allez pas bien

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Ce qui est le plus difficile quand on veut cacher sa dépression, c'est reprendre sa vie comme si de rien n'était après avoir touché le fond. Samedi soir, j'essayais de me jeter sous un métro. Et lundi midi, je me suis retrouvée dans la salle d'attente de mon psychiatre qui n'a pas la moindre idée d'à quel point ma vie est partie en couille récemment. La dernière fois que je l'ai vu, un mois plus tôt, j'étais avec Daryl, nous espérions en avoir fini avec Julio et je m'autorisais enfin à regarder de nouveau vers l'avenir avec une once d'espoir. C'est peu de dire que les choses ont bien changé.

« Axelle ! Entrez, je vous en prie. »

Je me lève de mon siège sans cacher ma lassitude. Je n'ai pas la moindre idée de ce que je vais bien pouvoir lui raconter. Je lui serre rapidement la main sans le regarder, comme si mon désespoir était inscrit sur mon visage et m'affale dans le fauteuil réservé aux patients.

« Vous semblez fatiguée. »

Fatiguée ? Non, ce n'est pas le mot juste. Désespérée. C'est ce que je suis. Dépourvue de volonté, d'intérêt, de motivation. Au fond du gouffre. Et en pleine douleur. Je hausse les épaules.

« Je dors pas très bien en ce moment. »

Est-il utile de préciser à quel point c'est faux ? Grâce à mes amis les calmants, je passe le plus clair de mon temps à dormir. Mais je préfèrerais passer à une autre sorte de traitement pour mes troubles du sommeil, au risque de m'accoutumer aux tranquillisants et d'atténuer leurs effets. Idéalement, je voudrais me faire prescrire des somnifères. Mais le Dr Harker n'est pas fou. Personne ne donne des somnifères à une dépressive. C'est risquer une tentative de suicide par surdosage.

« Pourquoi ?

-J'sais pas.

-Vous avez du mal à vous endormir ? Ou vous vous réveillez en pleine nuit ?

-J'arrive pas à dormir. Je ferme les yeux mais je dors pas.

-Et vous avez essayé avec les calmants ?

-Oui mais...ça marche pas toujours. »

Je me mords la lèvre. Quoi, ça valait le coup d'essayer non ? Mon psychiatre fronce les sourcils.

« Vous vous dépensez assez en ce moment ?

-Pas trop...Je suis en congés.

-Et la boxe ?

-Tous les jours. Comme d'habitude. »

Menteuse.

« Et votre...petit ami ? »

Voilà, ça c'est le moment que j'attendais avec appréhension. Rien que d'entendre ces mots, j'ai l'impression qu'on m'enfonce un pieu dans la poitrine et j'ai envie de m'écrouler pour pleurer. Mais je prends une grande inspiration, me redresse et parvient à adresse au docteur Harker le sourire le plus hypocritement éclatant de ma vie.

« Tout va bien de ce côté-là.

-Parfait. »

Dommage qu'il n'existe pas de championnats de mensonge, je peux vous assurer que je serais finaliste sans même forcer. Peut-être que pour une fois, mon père serait fier de moi. D'ailleurs, puisqu'on parle du loup...

« Est-ce que vous avez parlé à votre père du fait que vous êtes en couple ? »

Mon sourire se crispe. Je me souviens avoir eu cette conversation avec Daryl. Je me souviens aussi que Diego l'avait écoutée et avait tout balancé à Julio, ce qui avait déclenché tout ce bordel. Mais je me reprends très vite.

« Oui.

-Qu'en pense-t-il ?

-Il est très content pour moi. »

Hahaha.

J'ai du mal à imaginer mon géniteur content pour moi, quel que soit le contexte. Et de toute façon, même si Daryl et moi étions encore ensemble et si je décidais soudainement de les faire se rencontrer, je parie qu'il le détesterait. Première raison : il sort avec moi. Donc, il est bizarre. Deuxième raison : il a un tatouage. Donc Sharon ne l'aimera pas. Troisième raison : je l'aime. Et il ne peut pas aimer quelque chose qui me plaît, c'est presque pathologique. Quatrième raison : il préfère Star Trek à Star Wars. Mon géniteur est un fan de la première heure de Star Wars. En gros, les faire se rencontrer ne m'a jamais semblé être une bonne idée. Et de toute façon, elle n'est plus d'actualité.

« Alors, dites-moi ce qui ne va pas, Axelle. »

Arrête de m'appeler par mon prénom.

Je sens mon sourire se faner et je dois lutter pour ne pas m'effondrer sur ma chaise. Je me contente de hausser les sourcils.

« Comment ça ?

-Vous avez perdu du poids depuis la dernière fois que je vous ai vu. Vous avez l'air épuisée, et depuis que vous vous êtes assise, vous n'arrêtez pas de frotter le sol avec votre pied droit, ce que vous aviez arrêté de faire depuis que vous allez mieux. »

Je jette un coup d'œil à mes baskets en réalisant qu'il dit vrai. Je ne sais même pas comment il l'a vu. Je n'avais jamais remarqué que je faisais ça quand je lui mentais.

« J'en conclus que quelque chose ne va pas... Vous n'allez pas bien. »

Oh, si tu savais.

Non, je ne vais pas bien. Comment pourrais-je aller bien ? Comment pourrais-je prétendre au bonheur sans l'homme que j'aime ? Le docteur Harker plonge son regard bleu dans le mien comme pour y chercher la vérité que je refuse d'exprimer à voix haute. Pendant un instant, je m'imagine tout lui dire. J'ai envie de lui dire que Daryl est parti, qu'il me manque et que je n'arrive pas à trouver de l'intérêt à la vie sans lui. J'ai envie de lui dire que samedi dernier, j'ai mutilé ma jambe tout en me bourrant la gueule avant d'aller dans un bar miteux pour m'y battre contre des inconnus dont je me suis fait jeter, ce qui m'a poussée à essayer de mettre fin à mes jours. J'ai envie de lui dire que j'ai mal. Il n'y a rien de plus cruel pour une dépressive que de goûter au bonheur, comme un teaser de ce à quoi sa vie pourrait ressembler si elle allait mieux, avant de brutalement le lui retirer et la laisser agonisante sur le sol. Il n'y a rien de plus cruel que se battre pour retrouver l'espoir et la confiance qui nous a si souvent fait défaut pour tout voir s'écrouler sans pouvoir rien faire. Il n'y a rien de plus atroce que passer sa vie à imaginer ce qu'elle pourrait être si seulement une personne n'en avait pas disparu. Il n'y a rien de plus douloureux que l'absence.

Je me force à sourire de nouveau.

« Je vais bien. Je vous assure. »

Fire & Gasoline (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant