Chapitre 1
Je ne sens plus mon corps. Je ne sens plus mes pieds couverts d'ampoules. Je ne sens plus mes jambes qui ont trop couru. Je ne sens plus mon ventre, vide. Je ne sens plus ma poitrine à bout de souffle. Je ne sens plus mon cœur qui pompe trop vite mes dernières réserves d'énergie. Je ne sens plus mon dos ni mes épaules qui portent un sac et un fardeau trop lourds pour moi. Je ne sens plus ma tête que la faim et le manque de sommeil ont rendu dangereusement légère. Je ne sens plus rien.
Je ne sais plus depuis combien de temps cette chasse à l'homme a commencé. Je ne sais plus depuis combien de temps je marche, vers le Sud, toujours vers le Sud. Je ne sais surtout pas pourquoi j'ai accepté cette mission folle, suicidaire. Ce n'est pas du tout mon genre de placer la morale, les beaux sentiments et les valeurs au-dessus de ma propre sécurité, pas mon genre de jouer les héros comme ça. J'ai fait des trucs bien dans ma vie, je ne suis pas un monstre tout de même, mais le prix à payer n'a jamais été aussi élevé. Je n'arrive toujours pas à comprendre mes propres motivations. La sympathie que le Professeur, ma chef et mentor, m'inspire peut-être. Comment avait-elle su que j'essaierais d'accomplir ses dernières volontés ?
Les bruits de pas trainants derrière moi ont cessé, il me semble. Je tords ma nuque endolorie pour m'en assurer. Oui, c'est bon, je les ai semés. Heureusement qu'ils sont lents, la course à pied, ça n'a jamais été mon fort. Mes jambes ralentissent l'allure jusqu'à se tenir complètement immobiles. Et là, comme un oiseau dont on aurait coupé les ailes, je m'effondre d'un seul coup au sol, sans aucune mise en garde.
Ce ne sont pas les infectés que je crains. Ils sont finalement assez faciles à éviter et à abattre si l'on respecte quelques règles simples. Même pour quelqu'un qui, comme moi, n'a aucun talent particulier pour ce genre de choses. Mon domaine d'expertise, c'est la science et la médecine après tout, pas le combat. Mais j'ai créé dans ma tête une petite charte, un petit règlement qui tient en quelques points à peine. Ne dormir que dans un espace complètement barricadé, jamais plus de quelques heures. Ne pas faire de bruit, se déplacer furtivement, en catimini. Éviter les routes, éviter les villes, préférer la rase campagne ou la forêt. Éviter l'affrontement autant que possible. Se cacher sous les voitures, grimper aux arbres. Tant qu'on ne saigne pas, ils ne peuvent pas nous sentir, juste nous voir et nous entendre. Donc, silence et invisibilité. Si le combat est inévitable, s'arranger pour les avoir un par un, pouvoir prendre son temps. Ils sont lents, c'est leur faiblesse; mais ils sont infatigables, c'est leur force. En observant scrupuleusement ces lois que je me suis imposées, je n'ai pas trop eu à m'en faire pour les infectés. Ils ne constituent pas mon problème principal. Non, le véritable danger qui me guette, ce sont les vivants, envoyés à ma poursuite, qui veulent ma tête, mon cerveau, ma mémoire. Ils veulent en extirper ce que je sais pour le vendre au plus offrant.
Un frisson me parcourt le corps alors que je repense au destin funeste du Professeur. Je ne finirai pas comme elle. Mais pour échapper au sort qu'elle a subi, il faut que je bouge, que je reste en mouvement, toujours. Il y a quelques jours, j'ai passé une après-midi et une nuit entières dans un magasin de vêtements, dans l'arrière-boutique exactement. J'avais désespérément besoin de me reposer un peu, de trouver des habits plus chauds aussi car les soirées devenaient vraiment fraiches. Ça avait été une erreur bien sûr. Ils étaient parvenus à me localiser. Une dizaine de militaires, ça fait du potin. Encore bien, ça m'a laissé juste le laps de temps nécessaire pour me tirer de là. J'avais entendu le convoi de jeeps arriver bien avant de le voir. Ça m'a donné l'occasion de rassembler mes affaires à la va-vite et de sortir de là en prenant mes jambes à mon cou par la porte de derrière, avant qu'ils n'aient le temps d'encercler le bâtiment. J'ai couru à travers champ jusqu'à l'orée des bois, là où ils ne pourraient pas me poursuivre en voiture. Alors que j'atteignais le terrain boisé, j'ai entendu Colonel Adipeux gueuler quelque chose. En me retournant brièvement, je les ai vus me regarder. Quelques uns étaient sortis des jeeps, armes en main. Je savais bien qu'ils ne tireraient pas. J'étais trop loin pour qu'ils puissent espérer uniquement me blesser en faisant feu. C'est en vie que je leur suis utile. Deux soldats se sont lancés à ma poursuite, mais j'avais déjà une avance confortable et de bonnes ressources d'énergie après ma trop longue pause et j'ai pu les perdre sans trop de difficultés en zigzagant dans la forêt.
Mais là maintenant, sur le sol, les jambes sciées, j'entends le doux bruit menaçant du tapis de feuilles qui bruisse. Merde ! Il semblerait que je n'aie pas pris tant d'avance que ça sur les quatre infectés qui me poursuivaient.
Je me relève péniblement, mais je sais que je n'ai plus la force de courir pour les fuir. Mon seul espoir maintenant, c'est de les affronter tant qu'il me reste encore un peu d'énergie. Ils sont encore à une bonne distance de moi. Bien. J'avise celui le plus à droite, il sera le premier à y passer. Il faut d'abord que je détourne l'attention de ses autres petits camarades. Je sors de l'arrière de mon jeans la peluche musicale que j'ai chapardée dans un grand supermarché quelques semaines plus tôt. Mon arme de prédilection, pensé-je avec un sourire ironique. Je tire la cordelette qui pend au bas du dos de l'ourson en peluche et une berceuse populaire se fait entendre dans le chemin de campagne. Je jette le jouet pile entre les trois infectés qui ne sont pas ma cible prioritaire, avec l'effet escompté, ils tournent immédiatement leur attention vers ma petite diversion. J'en profite pour me ruer sans attendre sur l'infecté isolé et je l'abats aisément d'un coup de hache.
Le bruit sec de la boite crânienne qui se brise suivi du son spongieux de la lame que je dégage attirent un autre infecté que je tue selon l'exacte même méthode. C'est maintenant que les choses se compliquent. Les deux infectés restants ont à présent perdu tout intérêt pour la peluche. Ils se dirigent vers moi, de concert, mais il est évident que je n'en viendrai pas à bout s'ils m'attaquent en même temps. Instinctivement, je recule un peu. Et bientôt, plus le temps de réfléchir, ils sont déjà presque sur moi. Je balance ma hache dans la tête la plus proche, mais je n'ai pas le temps de récupérer l'arme que le dernier infecté est contre moi. Je continue, les mains vides, d'avancer en marche arrière, essayant de lui échapper. Il m'accule rapidement contre une barrière en fer forgé partiellement rouillé qui ouvre sur un champ à l'abandon. Quand il penche la tête vers mon visage, le bras tendu, je l'attrape à la gorge de ma main, maintenant tant bien que mal sa mâchoire loin de moi. Je regarde frénétiquement autour de moi, à la recherche désespérée d'une quelconque arme de fortune. Je ne vois rien. C'est fini. C'en est fait de moi. Je sais que je ne pourrai pas tenir longtemps dans cette position, pas alors que je suis déjà sur mes dernières réserves d'énergie. Dans un dernier sursaut de combattivité, je parviens alors à inverser nos positions et, tandis que je plaque l'infecté contre la barrière, de ma main libre, je lui saisis la tête pour la pousser d'un geste brusque et l'empaler dans un bruit répugnant sur l'un des nombreux pics qui garnissent la barrière.
Je regarde avec soulagement autour de moi les quatre corps morts, je veux dire vraiment morts. J'ai rarement été aussi proche de me faire mordre depuis le début de mon périple en solitaire. J'ai manqué de prudence. Il faut que je me ressaisisse si je veux parvenir jusqu'en Floride. Mais pour ça j'ai besoin de reprendre des forces. Ça devient vital. Je farfouille dans mon sac et en sors une barre protéinée, l'avant-dernière. Ça veut dire que demain, il faudra que j'aille faire une excursion dans les zones habitées. En mastiquant lentement, pour tromper mon estomac, je récupère mes deux armes, la hache et la peluche. J'en profite pour remettre une couche fraiche de sang et de boyaux contaminés sur mes vêtements, ça aide pour contourner les infectés incognito. Heureusement que mes cours d'anatomie, mes nombreuses dissections et mes fréquents passages dans le département de médecine légale ont fait de moi un être presque insensible au parfum vomitif des chairs en décomposition. Je me dirige ensuite vers un tracteur abandonné que j'ai aperçu plus tôt dans le champ, de l'autre côté de la barrière décorée maintenant d'un crâne infecté. Je vais pouvoir m'y enfermer et dormir un peu.
Et là, à l'abri dans le véhicule, alors que l'obscurité de la nuit s'épaissit progressivement autour de moi, mon corps exténué couché tant bien que mal sur le plancher en travers du levier de vitesse pour qu'il soit bien caché des regards indésirables, je grappille quelques heures de sommeil, en me demandant pour la centième fois comment quelqu'un comme moi a pu se retrouver dans ce pétrin.
Note de l'auteur:
Illustration: William Blake, illustration de la Divine Comédie.
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Traversées
FanfictionAlors qu'un premier hiver post-apocalyptique est à leur porte, quelques êtres humains que tout semble séparer se lancent, presque malgré eux, chacun dans une quête folle qui les mènera au-delà d'eux-mêmes.