Chapitre 8
L'infirmière était assise sur un gros cageot en bois et, un calepin à la main, l'œil sérieux rivé sur une colonne de flacons en plastique de toutes couleurs et de toutes formes, elle écrivait avec application Dieu seul savait quoi, se penchant tantôt sur l'un des pots pour en lire l'étiquette de plus près, en soulevant tantôt un autre, comme pour mieux juger de ce qu'il restait de son contenu. Quelques autres personnes se trouvaient également dans l'immense hangar et chacun semblait très occupé, tous étaient entièrement absorbés dans une tâche ou une autre. Un vieux médecin examinait un patient complètement enfoui sous d'épaisses couvertures. Juste à côté, une femme enceinte qui caressait son ventre rebondi était affalée sur une chaise, attendait sans doute son tour pour les consultations. Ainsi, le vieux médecin était sûrement un gynécologue. Un policier armé parlait avec animation, faisant de grands gestes vers deux autres hommes en face de lui, probablement deux malfrats. Un grand noir et un type au visage dur, ça ne pouvait être que des malfrats et ils étaient sur le point de se faire arrêter par le policier. Bon débarras! Un peu à l'écart, une jeune fille blonde à l'air angélique était concentrée sur son tricot. Il n'y avait que la vieille dame, observant tout ce beau monde, qui était totalement désœuvrée.
Et elle s'ennuyait, elle s'ennuyait ferme. En plus, l'infirmière lui avait encore refusé la télévision. C'était une drôle d'infirmière, dans un drôle d'hôpital, mais gentille et douce. Elle ne criait jamais et la vieille dame aimait les infirmières qui ne crient jamais. Pas comme l'autre, cette autre qui parlait fort tout le temps, qui était-ce encore? La dame ne parvenait pas à mettre le doigt dessus, mais il y avait une autre, une autre infirmière peut-être, qui avait une voix puissante et désagréable à la fois. Bon sang, qui était-ce? La vieille faisait maintenant défiler dans sa tête des instantanés de visages féminins, comme on feuillette un ancien album de photographies jaunies par le temps, à la recherche désespérée de la bouche d'où sortaient toujours ces sons affreux. De nombreuses figures se succédaient ainsi de manière anarchique dans sa mémoire rouillée, des femmes de sa famille, Princesse Diana, des amies, la boulangère du quartier de son enfance... Elle s'attarda un peu sur un visage à la beauté froide et austère, surmonté d'une opulente chevelure sombre. Il lui fallut quelques instants pour reconnaitre son propre reflet, une version sans doute magnifiée de ce qu'elle avait été des années auparavant. Cette contemplation quelque peu interdite dura le temps pour elle d'oublier pourquoi elle avait fouillé ainsi ses souvenirs. D'un seul coup, étrangement, comme à son insu, elle se sentit un peu triste. Elle oubliait, oh ça, parfois, elle le savait, et là elle venait de se rendre compte qu'elle avait égaré la mémoire d'elle-même, elle avait perdu jusqu'à son prénom qu'elle était vainement en train de chercher, mais il demeurait pour le moment insaisissable, comme de l'eau coulant entre ses doigts fripés. Ce n'était pas bien grave, ça reviendrait aussi sûrement que la marée venait mouiller les extrémités sableuses du rivage, puis ça repartirait, le ressac clamant prisonniers de nouveaux souvenirs qu'il s'en irait rejeter dans le néant immense de l'océan.
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Traversées
FanfictionAlors qu'un premier hiver post-apocalyptique est à leur porte, quelques êtres humains que tout semble séparer se lancent, presque malgré eux, chacun dans une quête folle qui les mènera au-delà d'eux-mêmes.