Chapitre 3
C'était encore la forêt, cet endroit unique et multiple, immuable et toujours changeant, là où tout se produit, là où les enfants des contes grandissent et où ils se transforment. Un sentier tapissé d'humus, ombragé par des milliers de petites feuilles vertes et jeunes, flanqué de part et d'autre de troncs puissants et massif - une haie d'honneur -, célébré par les innombrables gazouillements d'oisillons; sur le côté, comme une offrande, les bois qu'un jeune cerf avait perdu l'hiver précédent; et tout autour, le parfum de la terre humide. C'est là qu'étaient Daryl et Carol. Ils avançaient d'un pas tranquille, flânant presque, comme un couple de promeneurs du dimanche matin. Seul le Glock à la main de Carol trahissait d'autres intentions, un but plus sérieux. C'était Rick qui lui avait conseillé cette arme. Visiblement, les forces de l'ordre du monde entier utilisaient des Glock. « Si tu pilles un cadavre, t'as de bonnes chances de tomber sur un Glock », avait précisé le shérif. En plus, c'était une arme particulièrement fiable. Bref, apprendre à la manier n'était jamais inutile. Daryl avait approuvé tout le discours de Rick d'un hochement de tête et, comme auparavant, il s'était proposé de superviser lui-même l'apprentissage de Carol.
Hakim avait essayé de se mêler à l'histoire, prétendant qu'il n'était pas à l'aise avec les armes à feu et qu'une leçon ne lui ferait pas de tort. Daryl avait refusé très fermement - et peut-être même un peu grossièrement - arguant qu'il ne pouvait s'occuper efficacement que d'un seul élève à la fois. Et c'était sans doute vrai, mais ce n'était pas là la véritable raison de son refus catégorique. Il en avait marre de voir Hakim accaparer toute l'attention de Carol en permanence. Il fallait quand même qu'il apprenne à lui lâcher un peu les basques. Et puis, cette histoire de bouillotte lui restait en travers de la gorge. Il avait été risquer ses miches dans une pharmacie pourrie pour que dalle. Ouais, c'était pour ça qu'il n'était pas content, et rien que pour ça. Alors aujourd'hui, il voulait être seul avec Carol, sans l'autre manipulateur, et avoir son amie rien que pour lui. Et en plus, c'était dans l'intérêt de Carol. Elle pourrait mieux se concentrer sans distraction extérieure. Oui, voilà, il y avait plein de raisons parfaitement rationnelles à cette sortie en tête à tête.
Il jeta un œil en direction de Carol. Elle avait le visage déterminé et quelque chose de résolu émanait de son attitude tout entière. C'était une femme avec un but sur lequel ses pensées, sa conscience étaient exclusivement fixées. Aujourd'hui, on passait aux cibles mouvantes, finis les épouvantails à tête de citrouille. Aujourd'hui, Carol allait tuer, tuer des monstres qui hantent la forêt, qui terrorisent l'enfance. Aujourd'hui, Carol ressortirait de la forêt grandie, ou transformée. Et elle le savait. Sa conscience ressentait tous les enjeux de cette journée et les accueillait avec calme et sérénité. Même si elle ignorait l'issue de cette journée, elle l'acceptait comme quelque chose qui s'est déjà produit et contre lequel on ne peut rien. Elle connaissait les gestes à effectuer, la posture à adopter. Elle était prête et cependant rien n'arrivait. Et la promenade tranquille continuait dans cette forêt ancienne et nouvelle à la fois.
Puis, ça arriva. Le silence, d'abord; le pépiement des oisillons cessa brusquement comme si la mort de la forêt annonçait l'arrivée de la mort elle-même. D'autres bruits ensuite; un grognement macabre s'éleva, le craquement de brindilles sous des pas titubants se fit entendre. Carol et Daryl s'immobilisèrent, alertes; l'ouïe au garde à vous, la vision viendrait après. L'attente fut de courte durée. Le monstre apparut. Carol se mit en position, des gestes lents mais précis. Sa main gauche vint soutenir son poignet droit. Stabiliser sa posture, viser, respirer, prendre son temps. De toute façon, Daryl était là, l'arbalète armée, au cas où. Subitement, cela ne rassurait plus vraiment Carol. Daryl était là, mais elle voulait qu'il ne soit pas là. Et donc, par la seule force de son esprit, Daryl n'était plus là, évanoui dans la périphérie de son champ de vision. Il n'y avait plus que le monstre face à elle, ce monstre unique et multiple, ce monstre qui était tous les monstres.
Le rôdeur avançait lentement vers Carol, mais celle-ci était prête. Elle allait tirer, son doigt commençait à se contracter sur la gâchette. Puis, plus rien. Le rôdeur était sous un puits de lumière, les feuilles des arbres s'étaient écartées pour que le soleil puisse l'éclairer. Et soudain, le monstre n'était plus tous les monstres; il avait un visage, un visage connu, celui de Bill. Bill, le collègue d'Ed. Il avait l'habitude de passer de temps à temps à la maison pour s'envoyer quelques canettes de bière, raconter des blagues salaces, faire résonner la cuisine de son rire gras, salir tout et tout le monde de son regard huileux. D'un coup, Carol fut prise d'une violente nausée, l'envie de vomir ce passé répugnant, de le faire sortir d'elle, d'en nettoyer son corps une bonne fois pour toute. Elle fut tentée de se tourner vers Daryl pour qu'il l'aide, mais Daryl n'était pas là. Elle était seule face au monstre, elle ne pouvait regarder que lui. Il fallait qu'elle s'en purifie, mais pas en vomissant, non. Elle déglutit bruyamment pour faire redescendre la bile et réaffirma sa position, les jambes bien ancrées au sol, le regard fixe. Je vais vomir, vomir mon souvenir de toi et c'est une balle qui va sortir de mon corps, de ce Glock qui est maintenant un prolongement de ma main, une partie de moi. Je vais vomir une balle qui t'anéantira pour toujours, ma vomissure t'éclatera le front. A présent, tout était devenu facile parce que tout avait du sens, parce que le Glock était sa main et que Carol maitrisait tout son corps. J'ai le contrôle de la situation, je contrôle ma nausée, je vomis quand je veux, je vomis maintenant. Les jambes souples de Carol accusèrent sans mal la secousse. La magnitude du séisme affecta à peine Carol, grandie et magnifiée par sa victoire, momentanément grande et magnifique.
Et soudain, Daryl était là, à côté d'elle. Le monstre gisait devant elle, terrassé; le monstre qui était à nouveau tous les monstres, qui n'avait plus de visage connu, le front éclaté de vomi. Le silence qui avait suivi la détonation fut bientôt rempli de gazouillements qui célébraient Carol. La forêt apaisée leur envoya un lapin, en guise de récompense, car ceux qui tuent les monstres qu'elle abrite sont toujours récompensés, d'une manière ou d'une autre. Et ce jour-là, Carol ressortit de la forêt grandie, et un peu transformée.
Note de l'autrice:
Mille excuses pour mon retard dans la publication de cette histoire. J'étais en vacances. Mais mes vacances sont terminées. Leur lot d'imprévus aussi!
Je reprends donc la publication au rythme de deux chapitres par semaine (lundi et jeudi).
J'ai aussi le plaisir de vous dire qu'il ne me reste plus qu'un chapitre à écrire! :-)Illustration: Martin Johnson Heade, A Magnolia on red Velvet.
VOUS LISEZ
Traversées
Fiksi PenggemarAlors qu'un premier hiver post-apocalyptique est à leur porte, quelques êtres humains que tout semble séparer se lancent, presque malgré eux, chacun dans une quête folle qui les mènera au-delà d'eux-mêmes.