Progressivement, la pression s'amoindrit. Chacun prit clairement conscience de ce qu'il s'était produit et de ce que cette douloureuse réalité comprenait. Une menace grandissante que rien ni personne ne saurait brider. L'urgence des derniers instants laissa place à une présence d'esprit dure et froide, à un vide sourd qui leur était bien pénible de combler.
Kyo avait lâché quelques mots au détour du souper. Il avait évoqué le projet de son départ. Un projet concret et non plus une perspective lointaine. Il y avait, dans l'attitude de tous, une tension, une sorte de non-dit qui les unissait, bien au-delà de ce départ qui se voulait précipité. Abby n'avait pas manqué de le contredire, de repousser l'éventualité pourtant indéniable. Malgré tout, sa voix perdait en assurance et apportait même sa part de doutes. Ses convictions s'écroulaient et elle avait compris, sans vraiment l'admettre qu'il lui faudrait accepter le choix du fugitif avant le sien. Il lui faudrait le laisser les abandonner à son tour.
Sheran, fidèle à lui-même, feignait avec bien plus de succès cette cruelle indifférence. Ses traits anguleux, taillés à la serpe, demeurèrent impassibles. Il avait l'air d'un salaud et Kyo s'en fit la réflexion à observer à la dérobée le visage ferme, inexpressif, comme si l'homme se moquait pas mal de ce qui adviendrait de lui. En vérité, le médecin sombrait doucement dans la quiétude féroce de ses interrogations.
Bien vite, lasse de ce silence, Abby s'était levée, avait souhaité bonne nuit aux deux garçons, et s'était enfermée dans sa chambre. Sheran la soupçonnait de mal supporter ce qu'il s'était produit quelques heures plus tôt. Pas tant la venue des soldats, mais bel et bien ce que leur passage engendrait comme conséquences. Aussi secrète que son frère pouvait l'être, la jeune femme avait tu ce qui pouvait encore la rendre vulnérable et s'ils avaient une manière bien différente de l'exprimer, Sheran ne pouvait que comprendre ce besoin de se protéger.
Installés devant la cheminée, Kyo et lui observaient en silence les flammes qui léchaient les bûches jusqu'à les consumer. Un spectacle fascinant aux allures hypnotiques auquel ni l'un ni l'autre ne parvenait à se soustraire.
Bien que ses forces grandissent d'heure en heure, le blessé se sentait fatiguer à la lueur spectrale de la cheminée. Il ignorait s'il s'acclimatait à la douleur, si c'était davantage elle qui se faisait moins vicieuse ou si cette souffrance se voulait quotidienne et qu'il n'en ressentait, de ce fait, que la morsure habituelle. Kyo tentait de faire l'impasse sur les idées interdites que lui soufflait leur proximité. L'atmosphère nocturne alliée à la chaleur agréable et aux craquements des bûches dans l'âtre et embrasait ses sens. Kyo se tint au silence imposé, sagement.
— Tu pars quand ?
Tout dépend jusqu'à quand vous pouvez me supporter.
— Aucune idée. Le plus tôt sera le mieux pour tout le monde, j'imagine. Il me faut aussi l'avis du médecin, non ? J'ai l'autorisation de foutre le camp ?
— Tu cicatrises vite et bien.
Rectification : jusqu'à ce qu'ils me jettent dehors.
Sheran se réalisa l'étendue de sa maladresse avec un temps de retard. La grimace de l'ancien prisonnier lui mit la puce à l'oreille et il reporta rapidement son attention sur la cheminée. Incapable de soutenir le regard de son homologue, il préféra encore une fois le déni au courage.
— Désolé, ce n'est pas....
— Bien sûr que c'était ce que tu voulais dire, le coupa Kyo.
Son visage glabre, qu'on aurait pu qualifier d'innocent s'il n'avait pas cet air provocateur déposé sur ses traits, se fendit d'un rictus désabusé. Un rictus doux-amer.
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Coeurs en cage [BxB]
ActionAu terme de longues semaines de détention à Madélor, la prison la plus sécurisée de Déalym, Kyo franchit le point de non-retour. Incapable d'accepter la perspective d'une existence en ces lieux et en dépit de tous les dangers, il met en œuvre l'éva...