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Une atmosphère particulière s'invita dans les senteurs boisées de la forêt. Sheran ne parvenait pas à quitter son amant du regard. Ressentait-il le parfum subtil de la victoire ? Une victoire trop nuancée pour être unanime, trop contrastée pour qu'il en soit juste heureux.

Les choix se mêlaient. Les soldats s'éclipsaient de l'attention du médecin qui s'épanchait sur une problématique plus large, plus urgente. La complexité de la décision qui se profilait l'amenait à s'interroger sur les siens, sur tous ceux qui les avaient menés à ce point précis, à ce point critique. Que se serait-il produit s'il avait refusé de soigner Kyo, s'il avait dénoncé l'assassin à l'instant où les soldats avaient passé la porte de sa demeure, s'il avait cédé à la couardise à chaque menue occasion ? Aurait-il mieux fallu repousser les avances du fugitif pour s'épargner une douleur trop vive à l'heure des séparations ? Dans la chaleur humide de Farétal, Sheran frissonna.

Sheran se sentait perdu, forcé à braver le sentiment que sa perte approchait, pas après pas. Chaque mouvement le condamnait, d'une manière ou d'une autre. Les gestes orchestrés par une conscience soigneuse, professionnelle, perfectionniste, il ramassa les affaires qu'ils avaient laissées choir dans la précipitation. Il sentit à peine la brûlure qu'occasionnaient les œillades insistantes d'Abby. Il s'efforçait de ne pas prêter attention à Kyo, de ne pas le déranger alors qu'il se réservait quelques moments. Quelques moments seul avec lui-même, un bref instant pour faire le deuil de l'inacceptable. Sheran ne tenait pas à briser cela.

— Sheran, l'apostropha sa sœur, dans un murmure.

— Mmh ?

— Tu vas bien ?

— On ne peut mieux.

L'ironie sonnait faux dans sa bouche, encore plus fausse que dans celle de tout autre. Abby confondit cette réplique inattendue pour de la rancœur et se rembrunit, tiraillée entre sa fierté et sa peine. D'un regard, son frère s'excusa.

Les blessures fraîches des dernières heures prouvaient qu'il ne pouvait pas bien se porter. La plaie de son bras était la plus douloureuse de toutes, juste après l'écho sournois de la peur de mourir, ce bond soudain de son cœur éprouvé et, bien sûr, la torture que lui procurait l'attente. L'attente et la certitude de ce qui se produirait, quoi qu'il décide, quoi qu'il souhaite. Il marchait sur un fil, entre deux destinations, entre deux vies, avec la perdition comme chute vertigineuse sous ses pieds.

Kyo se retourna, comme pour s'assurer que ses camarades ne l'aient pas abandonné durant ces minutes d'égarement. Son regard s'attarda une seconde supplémentaire sur Sheran avant qu'il ne se détourne. Il portait en lui la cicatrice de la déchirure et porterait longtemps encore les marques des sévices du monstre.

Incapable de supporter les attentes qui saturaient le regard de Sheran, il avait lâchement fui. Sheran qui lui avait paru être une énigme ne possédait désormais que peu de secrets pour lui. Cette peau lisse laissait remonter à sa surface tout un cortège d'émotions que l'âme sensible du géant ressentait comme décuplé. Il lisait à présent une tristesse sans nul équivalent sur les traits souvent rigides du blond. Une tristesse dont il se savait la cause.

Désolé, tu mérites pas ça.

Les feuilles mortes craquaient sous les pas de Kyo. Ses bras griffés par les ronces, il évita de justesse une branche basse. Il percevait la présence d'Abby à quelques pas, ange gardien protecteur, aussi sensible et pudique dans ses émotions que son frère, mais d'une force que bien des hommes pouvaient lui envier. L'assassin pouvait également sentir la signature corporelle, une flagrance bien spécifique, de Sheran. Ce mélange subtil d'attente et de peine, cette discrétion en totale contradiction avec son corps de géant du Nord.

Coeurs en cage [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant