8.

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Sheran était installé à la table qui trônait au beau milieu de la salle à manger. Affaissé sur sa chaise, le manque de sommeil commençait clairement à se faire ressentir. Pour y remédier, il se massait les tempes, plissait les yeux, buvait cette concoction amère de sa conception. Il avait passé une grande partie de la nuit dernière à soigner ce fameux K. et l'autre moitié à le veiller. À présent, la matinée était déjà bien entamée et il peinait à ne pas s'assoupir.

Devant lui, une infusion brûlante chatouillait ses narines de son parfum entêtant. Il sirotait le breuvage à petites gorgées, dans l'espoir de se tenir en pleine possession de ses moyens quelques heures supplémentaires. La saveur lui irritait la gorge et il se promit de trouver l'ingrédient nécessaire pour rendre la boisson moins infâme. Il y songerait.

Abby pénétra dans la pièce, les joues rougies et la respiration désordonnée. Son frère leva à peine le regard vers elle, l'habitude ayant achevé de transformer et de minimiser ses réflexes lorsqu'il s'agissait de sa tempétueuse sœur. Elle était certainement allée vérifier les alentours, prendre l'air et peut-être même chasser le petit gibier. Ses cheveux emmêlés semblaient dressés sur sa tête et ses yeux bleus brillaient étrangement. Une énergie folle s'émanait d'elle et Sheran ne s'en étonnait plus. Cette bourrasque d'énergie inépuisable était son pilier, un pilier qui ne mâchait pas ses mots et qui tenait tête à la plupart des hommes sans même frémir.

— Tu devrais aller te coucher, frérot, avant de t'endormir dans ton café.

— Je ne suis pas à l'article de la mort.

— Nan, mais l'autre dans la chambre l'était, alors tu ferais mieux de te reposer. Un médecin qui s'endort, c'est pas ce qu'on fait de plus professionnel.

L'homme eut comme un sourire, son visage se dérida à peine pour laisser entrevoir l'ébauche d'un rictus. Sa sœur était incorrigible, mais comment pouvait-il l'en blâmer ? Chargée de l'ambiance des lieux, elle prenait son rôle très à cœur malgré le manque de coopération de son aîné. Il était l'esprit sage là où elle agissait souvent sur un coup de tête, sans vraiment songer aux conséquences. Avec les années, elle avait appris à tempérer ses ardeurs, à les réfréner, à user de son cerveau plutôt que de toujours compter sur sa force physique exceptionnelle. Elle était parvenue à un compromis là où son frère demeurait à l'abri sous sa carapace, sous ce bouclier qui le protégeait presque entièrement des affronts du monde extérieur.

— Il va bientôt se réveiller, protesta encore Sheran.

— Vu l'état dans lequel il était, ça m'étonnerait beaucoup. Tu te fais un sang d'encre pour rien, comme d'habitude.

— Il est déjà onze heures, Abby.

Les deux êtres se dévisagèrent un long moment, comme pour chercher la faiblesse de l'autre. Un jeu auquel ils s'adonnaient lorsque l'un d'eux refusait d'admettre sa faute. Têtus comme ils savaient l'être, cela pouvait durer longtemps ainsi sans qu'aucun ne recule sur ses positions. Pourtant, ils se connaissaient chaque travers et ce badinage n'en était que plus risible. Cette famille atypique, atrophiée de ses membres, cette famille engloutie par Déalym, toute proche de la frontière, représentait une chance unique pour le fugitif, sans même en avoir conscience.

— Je ne peux pas aller dormir sans savoir de quoi il est capable.

La cadette leva les yeux au ciel face aux propos de son homologue. Était-ce la peur qui se matérialisait entre eux ? Cet inconnu en était-il véritablement la cause ? Sheran craignait manifestement quelque chose de plus précis, de plus personnel. Cet intrus risquait de briser l'équilibre dont il avait tant besoin, voilà ce qui le terrorisait et bien plus que la menace qu'il pouvait bien représenter.

Coeurs en cage [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant