Quatrième

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« On peut rester dix ans célibataire dans un mariage. On peut parler des heures sans dire un mot. On peut coucher avec la terre entière et rester vierge.» Christian Bobin





Accoudée au bar de l'hôtel, je textote par sms avec mon grand frère, Hassane. À vingt-cinq ans, il ne vit plus avec moi et ma grand-mère depuis un bon moment. Malgré tout, nous sommes restés très proches et je vais souvent dormir chez lui, à l'occasion. La chambre d'amis est devenue ma chambre au fil du temps.


- Voici votre Virgin Mojito, mademoiselle.


Je remercie le barman et vais m'asseoir dans le patio quasi-désert. Un couple de personnes âgées est assis à quelques tables de moi. Ils semblent être en train de se chamailler et j'esquisse un sourire à la vue de cette scène typique. La femme grommelle des paroles inaudibles puis se lève en faisant racler sa chaise sur le sol en bois.

- Espèce de bon a rien ! éructe-t-elle en s'appuyant sur sa chaise, après cinquante ans, j'ignore toujours pourquoi je t'ai épousé.

L'homme fait signe de ne rien entendre :

- Épargne moi ta médisance, Françoise. Je suis sourd, tu te rappelles ? Aller, vas nourrir le chat tant qu'il est encore en vie, espèce de sorcière !



Françoise s'en va en le menaçant de lui cacher son appareil auditif et en le traitant « d'aveugle » et de « vieillard sans dents » par la même occasion.

Le silence qui suit dans le patio est particulièrement pesant. J'éprouve une soudaine peine pour son mari. Bien qu'il se tienne droit sur sa chaise, je le sens très accablé. C'est pour ce genre de raisons que j'ai toujours éprouvé une certaine répulsion pour la vie de couple. Non pas pour l'amour, mais bien pour l'amour au quotidien.


Moi, j'suis ce genre de fille qui bouffe des étincelles et crache des étoiles. J'ai besoin que l'amour explose et que la passion naisse de corps avides et à crans. J'peux pas vivre l'amour au jour le jour, parce qu'inévitablement il s'épuise et s'use. J'veux pas de l'amour à emporter. Je suis une solitaire qui aimerait se nourrir de la passion jusqu'à plus soif. Vivre l'amour pour ne jamais l'oublier et non vivre puis oublier qu'on s'aime.


Les yeux dans le vide, je fixe un point vaquant dans l'espace lorsque j'entends la chaise à ma gauche se racler contre le bois.


Gabriel.



Ses yeux noirs semblent être encore plus brillants sous les coups du soleil blond qui se faufile à travers les persiennes du patio.


- Salut.




Je lui souris en guise de réponse et remarque que, contrairement à hier, il ne semble pas être accompagné de ses amis.




- Tu n'es pas avec tes amis ?





- Ce ne sont pas mes amis.





Je lui lance un regard surpris, il poursuit :


- C'est à peine si je me souviens de leur prénoms. C'est seulement des gars que j'ai rencontré dans le coin. Ils sont plutôt sympa, et y'a pas grand chose à faire non plus. On passe le temps comme on peut.


- Pas grand chose à faire ?! Tu rigoles, j'espère. Et la plage, les magasins, les balades à vélo, découvrir la région, aller en boîte ...?


- Déjà fait.



Je ris et secoue la tête en signe de désapprobation.

- Ça fait combien de temps que t'es ici ?


- Deux jours.


- Tu peux pas avoir tout fait en deux jours, c'est pas possible.



- Je suis déjà venu l'année dernière. Et l'année d'avant. Et l'année d'avant. En fait, ma belle-mère est proprio de cet hôtel. Je passe souvent quelques jours ici en été.

- 'Scuse nous Crésus.


Gabriel rit de bon cœur et s'assied plus confortablement dans la chaise.

- Crésus par alliance seulement. Ça compte pas des masses ça.

Je lève les yeux au ciel, un sourire scotché sur le visage.

- Et toi Céleste, enchaîne-t-il, qu'est-ce que tu fais par ici ?


- Ma grand-mère adore ce coin de la France. Avec le soleil, les plages, et l'ambiance si caractéristique de cet endroit. Elle vient chaque année, avec sa chambre d'hôtel attitrée, et on reste une quinzaine de jours en général.


- C'est marrant, je t'ai jamais vu par ici avant hier, pourtant.


- Oui, c'est vrai. En général on vient au mois d'août mais là elle a décidé de changer ses habitudes et de venir un mois plus tôt.


Gabriel acquiesce et nous continuons à parler un bon moment. La majorité du temps pourtant, je ne peux m'empêcher de le regarder lui, sans prendre en compte une seule seconde ce qu'il me dit. Ce mec, j'le connais depuis à peine deux jours, mais y'a un truc inexplicable dans son regard. Une couleur pourpre virant soudainement au mauve, comme le désir laissant soudainement la place à l'amour. Et j'peux pas détacher mes yeux de ses lèvres, pulpeuses et légèrement rosées. Le fruit défendu. Et au final, c'est son visage tout entier qui me rappelle une œuvre d'art. Un chef-d'œuvre de Rembrandt avec la finesse d'un Renoir. C'est le mélange des couleurs et de la délicatesse du pinceau habile qui aboutit à cette vision prodigieuse.

La beauté dans sa plus pure représentation.

Gabriel.



Et pourtant, je suis ce genre de fille qui se fout du physique, qui préfère la profondeur accrue de l'âme à l'esquisse éphémère d'une beauté invincible. Mais là, sur ce patio noyé de lumière blonde, les yeux de Gabriel brillent si fort que leur éclat se reflète et noyaute dans mon cœur déconcerté.

J'ai l'impression d'être la biche aveuglée par les fards d'une voiture, et je ris intérieurement de ma bêtise. Ce mec me parle seulement parce qu'il a du temps à tuer, et qu'il ne m'a jamais vu auparavant. Et puis de toute façon, les garçons comme lui ne s'intéressent pas aux filles comme moi. C'est une loi universelle d'attraction.



- Alors, Céleste ?




Sursautant à l'entente de mon prénom, je lui demande de répéter sa phrase.



- Je te demandais si ça te disais de venir à une fête sur Sainte Hélène, ce soir ?


Mon cerveau ne prend pas plus de cinq milli secondes à réfléchir. Une soirée sur la crique, moi qui ai d'habitude beaucoup de mal à me faire des amis. C'est oui.



- Avec plaisir.











Et tandis que son regard croise le mien, mon palpitant manque soudainement un battement.













....

Toile de JuteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant