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« Urgences de Portland quel est le motif de votre appel ?

- Je m'appelle Alana Powell et je suis avec mes trois amis dans une voiture, nous avons été percutés.

- D'accord. Y a t-il des blessés ?

- Oui. Le cœur du conducteur ne bat plus depuis quatre minutes et la passagère a perdu connaissance.

- Sauriez-vous nous situer l'endroit de l'accident ?

- Non, je suis désolée. Mais s'il vous plaît, venez vite nous chercher. »


°


« Nous sommes sincèrement désolés. Le cœur de votre ami n'est pas reparti. Nous avons fait tout ce que nous sachions faire. C'est fini. »


°

« Maddison souffre de quelques côtes cassées et d'un léger traumatisme crânien. Cependant, nous sommes très inquiets quant à sa prise d'anxiolytiques. Nous avons dû lui faire trois injections cette nuit pour la calmer car son niveau d'angoisse était critique.

- Est-ce qu'il y a une solution à ce problème, docteur ?

- Oui, une augmentation des doses journalières, au moins pour les prochains mois. Je dois cependant vous prévenir que les effets secondaires sont nombreux et qu'il y a un fort risque d'accoutumance.

- Je suis au courant. Faites donc ce que vous pensez bon pour ma fille. Elle aura besoin de ces cachets je pense.

°

- Maddison, voulez vous me parler de votre traitement ? J'ai reçu votre dossier de l'hôpital, je suis au courant que le psychiatre de Portland a doublé vos doses. Il serait bon de m'expliquer pourquoi.

Oh vous savez Docteur Evans, j'ai perdu connaissance au moment où mon meilleur ami a rendu son dernier souffle, sans être capable de lui dire au revoir. Je me suis brisé huit côtes et le moindre mouvement brusque peut causer une perforation du poumon. Ma poitrine est compressée dans un bandage sous mon tee shirt pour l'éviter, mais rien n'empêche les risques. Je panique à chaque seconde de faire une crise, et la panique amène avec elle les crises. C'est un cercle vicieux. Mais vous savez ce que c'est, l'étude de ce phénomène est votre métier. Si j'étais une patiente basique, vous me diriez qu'il faut que je pense à ma respiration, plutôt qu'à mes cachets. Mais comment penser à ma respiration quand les images qui envahissent mon esprit sont le visage effrayé de ma meilleure amie et les mains ensanglantées de mon frère pressées sur mon front pour arrêter mes saignements ? Sans parler des lumières dans l'ambulance, des mots des médecins, de la terrible nouvelle.Docteur, vous avez été ma meilleure confidente, celle à qui j'ai raconté toute ma vie. Mais aujourd'hui, pardonnez moi, je ne suis pas capable. Je ne pourrais rien vous dire. Parce que c'est bloqué en moi. Et cette fois encore, la seule chose que je serais capable de faire, c'est pleurer en silence.


°

- Maddie, ils ont posé la pierre sur sa tombe, et sa mère aimerait avoir notre avis. Alana vient me chercher dans vingt minutes, prépare toi si tu veux venir avec nous.

Je sais ce qui se passe aujourd'hui. Je me suis battue avec la société d'installation au téléphone pour que notre ami soit à l'abri de la pluie au plus vite. Je sais à quoi ressemble sa pierre, je l'ai choisie. Johanna n'a pas besoin de mon avis. Mais d'accord.

- Adam, Appelle maman s'il te plaît, je vais avoir besoin qu'elle m'aide à enfiler mes habits.

La porte se referme lentement, et mon frère disparaît derrière. Je l'entend murmurer un faible « merci » .

Pardonne moi de t'inquiéter autant.


°

Blanc. La couleur de la pierre, parce qu'il était juste adolescent. Or. Parce que je ne voyais pas d'autre couleur pour la gravure de son nom. Et sa photo, dans le coin supérieur gauche de la tombe. Il nous sourit. Alana pose sa main sur mon épaule. Elle s'est arrêtée quelques centimètres derrière moi, comme pour me laisser admirer cette pièce de marbre en paix. Aussi futile qu'elle soit,j'apprécie cette attention.

- Tu as fait un excellent choix, elle est parfaite.

Je tourne la tête vers elle et je pose ma main sur la sienne.

- Il va vivre avec ce chapeau pour l'éternité,c'est mieux s'il est beau.

Une larme perle dans le coin de ses yeux. Je ne vois pas mon frère, mais je sais qu'il nous regarde faire, debout derrière moi.

- Il me manque déjà.

Je n'ai pas la force de la laisser pleurer. Je me détourne de la pierre tombale de mon meilleur ami et je la serre contre moi. A moi aussi Alana, il me manque déjà.


°


L'accident est arrivé il y a un mois. Six de mes fractures sont guéries. J'ai parlé au Docteur Evans. Elle a plusieurs fois détourné le regard quand je suis rentrée dans les détails de l'histoire. J'ai hésité à lui faire remarquer, puis j'ai renoncé. J'ai si souvent regardé le sol pendant nos rendez-vous sans qu'elle ne dise rien, qu'il aurait été irrespectueux de lui faire ce reproche. Nous avons parlé du voyage en Californie. Elle pense que nous pourrions y aller, pour rendre hommage à mon meilleur ami. Je ne pense pas être prête. Adam et Alana semblent gérer leur deuil plus facilement que moi. Ils se voient tous les jours, et je crois qu'ils se soutiennent l'un l'autre. J'essaie d'aller au cimetière le plus souvent possible,quand je ne suis pas assommée par mon traitement. Ce matin était un de ces moments où je me sentais moins fatiguée. Alors je suis allée jusqu'à la boutique de mon fleuriste préféré, et j'ai acheté un bouquet de fleurs rouges. Sa couleur préférée. J'ai marché lentement, pendant une trentaine de minutes. Conduire ma voiture est encore une lourde source d'angoisses que je préfère éviter. J'ai ouvert le portail en fer forgé avec la plus grande douceur, pour ne pas fragiliser mes deux fractures restantes. J'ai marché instinctivement vers la pierre blanche que je connais déjà par cœur. Je me suis assise devant, et j'ai raconté au visage souriant sur la photo mes trois dernières journées. Je n'ai pas pleuré, cette fois.

Soixante NuitsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant