Jeudi soir ; 16h 27
Lycée Jean-Paul Sartre
Antoine passa son bras autour de mes épaules en sifflant, je sentais l'odeur de son parfum presque féminin. Il sortait de sport, et comme toujours, il a pris le temps pour se faire propre. Il alluma une clope d'une main, tira dessus, sourit. Autour de nous, c'était la foule, l'heure de sortie et tout le monde se massait en des groupes compacts. On se disait au revoir, on fumait, on courait après le bus, on rigolait.
Je ne m'incluait pas dans le « on ».
Je l'ai attendu dans un coin en retrait, pour ne pas avoir à me mêler à cet amas de chair humaine qui me répugne.
« Jeudi soir ! Plus qu'une et week-end ! Faut qu'on sorte, s'enthousiasme-t-il.
- Je ne pourrai pas.
- De tout le week-end ?!
- Oui.
- Mais, Myron ? Pourquoi ?! »
Antoine et moi, on n'était pas du même monde.Ses parents étaient dentistes, tous les deux. Ils étaient gentils, souriants et pas curieux. Il avait une jolie maison, deux voitures récentes, et des vacances à la mer et à la montagne selon la saison. Il avait des cousins qu'il voyait à des réunions de familles récurrentes, de beaux Noëls sous des sapins monstrueux et des anniversaires où il était le prince. Il avait des cahiers neufs à chaque rentrée, des vêtements s'il le voulait et des soins dès qu'il en avait besoin. Il avait une certaine liberté, car il était enfant unique, ses parents travaillaient et lui faisaient confiance.
A notre rentrée en seconde, il a cru trouver en moi un bon compère, un semblable. Une mère qui se fichait pas mal de moi, des autorisations de sortie dès que j'en voulais. J'étais toujours disponible pour des soirées, je tenais l'alcool, la beuh, j'avais un bon potentiel drague et malgré tout, toujours de bonnes notes. Il ignorait tout, tout le fond de l'histoire, tout le fond de moi-même.Il ignorait que depuis six mois, il y avait une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Akym allait être libéré. Maman trépignait, racontait à tout le monde que son fils allait revenir, après avoir raconté pendant dix ans qu'il était en voyage, missionnaire, malade, disparu, parti étudier et qu'en sais-je d'autre. Oui, celui que je considérais comme mon meilleur ami ignorait tout.
Alors forcément, il ne comprenait pas ce refus si catégorique de ma part, ce non ferme.
Nous marchions en nous éloignant du lycée, sa clope avait fini entre mes lèvres, son bras était passé autour de ma taille, comme d'habitude. J'avais l'habitude de cette proximité avec lui depuis le début. Elle n'était qu'un jeu pour sa part, comme le reste, il ignorait mon attirance pour les hommes. Il s'amusait des réactions que notre amitié provoquait dans cette population d'élèves bien nés, il s'amusait de poser sa tête sur mon épaule, piquer la nourriture dans mon assiette, me lancer des regards appuyés pour rire. Il allait parfois plus loin lors des soirées, embrassais mon cou, le coin de mes lèvres parce que l'alcool le désinhibait encore plus que d'habitude. Je m'en fichais, laissais faire.La seule chose qu'Antoine savait était mon adresse. J'avais tenté de lui mentir dans un premier temps, il l'avait tout de suite vu, m'avait suivi pour découvrir la vérité. Et moi j'avais découvert que j'étais meilleur en me taisant qu'en mentant. Je n'avais plus jamais menti. Mais plus jamais rien dit surtout. Découvrant la vérité, il n'avait rien dit lui non plus, n'avait pas posé de questions, ne m'avait pas dit qu'il était désolé pour moi ; alors j'avais décidé que je l'aimais bien. Depuis, je le laissais me raccompagner chez moi. Il n'était jamais monté, n'avait jamais vu ne serais ce que ma chambre. Il n'avait jamais rencontré ma mère, l'avait simplement aperçu alors qu'elle me faisait coucou, complètement défoncée depuis notre balcon.
« Je serai occupé, repris-je.
- Mais pas tout le week-end quand même ?!
- Bah si, il y a des choses qui prennent tout le week-end.
- Tu ne seras pas chez toi ?
- Si.
- Mais on ne pourra pas se voir ?
- Non. »
Il se renfrogna, s'éloigna légèrement de moi. Je le connaissais assez pour savoir qu'il avait ce côté enfant capricieux, pas habitué à ce que quelqu'un lui dise non. Il se donnait un autre air, ne voulais pas faire gamin friqué, et réussissait plutôt bien mais la contrariété faisait revenir sa nature au galop. Il avait sa moue boudeuse, la lèvre inférieure retroussée, ses grands yeux bruns qui fixaient le béton.
« Tu me caches un truc. »
Silence. Les immeubles étaient à portée vue. Le mien, avec sa bande de faïence verte pomme se détachait particulièrement bien des autres. Septième étage, balcon vide, heureusement. Maman sortait sa tête à l'air libre dès qu'elle avait sortie sa pipe à crack. Sa tête, parfois d'autres parties d'elle. Je l'avais trouvé les seins nus une fois, en rentrant du collège. Des voisins et des gamins du quartier l'avaient trouvée aussi, depuis le parking. Oui,je lui cachais que samedi matin, ma mère avait prévu de ce rendre à la prison de Nouveau Jour pour aller chercher mon frère. Il ignorait que dans deux jours, ma vie allait prendre un tournant que j'appréhendais.
« C'est ton anniversaire ?! »
Malgré ses multiples tentatives, il n'avait jamais su la fameuse date ; je m'y refusais.
« Non.
- Tu vois une meuf ?! »
Du coup, non, non plus. Je secouais la tête, cherchant mes clefs dans ma poche. Elles tintèrent tandis que je les en extirpais.
« Antoine, s'il te plaît. Laisse tomber. Le week-end prochain si tu veux. »Il m'accompagna jusqu'en bas de l'immeuble, dans le parking. On slaloma entre les caisses, plus ou moins vieilles, plus ou moins volées. Je sentais qu'il avait envie de me ralentir, pour continuer d'insister et parce qu'il refusait de rester sur un échec, mais je me figeais, les yeux levés sur notre balcon. Ma mère n'était pas nue, elle n'était pas défoncée la gueule ouverte sur notre balcon, non, mais elle n'était pas seule.
« Ok, j'ai changé d'avis. Tu veux toujours sortir ce week-end ?
- Mec pourquoi... C'est qui ce type sur ton balcon ?
- Tu veux pour ce week-end ou pas ?
- Il te fait coucou je crois. Et ta mère aussi.
- Ce week-end, oui ou merde ?! »
Antoine se tourna brusquement vers moi, perdu, la bouche ouverte. Il se reprit, s'apprêtait à me répondre mais Yanis, mon voisin de palier depuis toujours, se projeta hors du bâtiment, s'élança vers nous et me cracha au visage dans une grimace :
« Ton cher frère est revenu ! »
Et se croyant drôle, nous fit un Sieg heil en claquant son pied au sol. Il tourna le dos, éclatant de rire. Glacé d'effroi, je détournais le regard d'Antoine, plus perdu encore qu'avant. Il secoua la tête, tenta un sourire.
« Je... Je comprend pas. C'est ton frère ? Mais t'as pas de frère !
- Maintenant si. Du coup on reste sur le non pour ce week-end ? T'inquiètes, je comprends. Allez, dépêche-toi de rentrer, tes parents t'attendent. A demain ! »
Akim était revenu.
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Poupées Russes [BxB] AUTO-EDITE
General FictionSi Myron a toujours refusé d'être un Volk, un "loup", cette meute qui a mené son frère en prison, aujourd'hui tout se remet en question. Par peur de son frère Akim, par amour pour Sergueï, jusqu'où Myron est-il prêt à aller pour sa liberté ? Après...