Après une telle affirmation, elle hésite à boire le médicament. Elle cède finalement à l'appel de son propre corps et l'avale difficilement. Ne s'attendant pas à vaincre si aisément, Joshua sourit, il sourit pour la première fois depuis le début du périple tandis qu'elle bat des cils, étonnée. Un être aussi mystérieux et contrôlé que lui pouvait-il se permettre de dissimuler un sourire aussi éblouissant ? Elle avouerait ne pas comprendre ce qui lui arrive. Elle a l'impression de n'avoir absolument aucun souvenir, pourtant il lui donne un air de déjà-vu, il lui rappelle quelqu'un qui devait sûrement faire battre son cœur à mille à l'heure. Malheureusement elle ne le saura sans doute jamais, car il pourrait la tuer de sang froid à tout moment.
La demoiselle a un réflexe de recul lorsqu'il lui tend sa main grande ouverte, elle se heurte à même le mur, ramène ses jambes vers elle, fait tomber son polochon, n'y fait pas attention. Lui faire confiance reviendrait à sauter de la voiture en marche sur l'autoroute, comme lui intimait son cerveau ce matin. Jamais elle ne ferait ni l'un ni l'autre.
- Joshua Kelly, enchanté. Appelle-moi Josh.
* * *
Retour forcé de leur voyage en Turquie avec des agents de sécurité et gardes du corps.
Les Vasiliev ont dû rapidement faire le constat de leur manoir entièrement détruit. Ne subsistait que la large porte de bois massif et les débris des murs conducteurs, dont la couverture de marbre avait explosé. Le second étage était en lévitation ; le troisième, robuste, avait par un quelconque miracle retenu ses cloisons brunes noircies par les flammes.
Des enquêteurs s'affairaient au sous-sol, revenaient les mains couvertes de cendres. La Mère se couvrait la bouche comme pour emprisonner des éclats de douleur ; voilà une trentaine d'années de vie parties en fumée. La petite dernière jouait avec ses nattes dorées entre ses délicates mains gantées, et admirait le désastre de ses pupilles fascinées. Elle se tortillait, se mordait l'intérieur de la joue : elle était la seule à avoir remarqué, parmi cet affolement matérialiste, l'absence d'une pièce importante.
Le Père Vasiliev grand et large des épaules, semblait prêt de la folie. Il perdait déjà les pédales en sentant le fruit de longs et douloureux efforts dérobé sous ses yeux.
Se dandinant d'un côté du jardin carbonisé jusqu'au profond potager où rien n'était plus mangeable ni même capable de sécher davantage, on ne pouvait pas l'arrêter et lui dire « non » : sous peine d'une claque de sa puissante paume sèche, cause certaine d'un des comas les plus profonds jamais enregistrés par les professionnels de la médecine. De toute manière, ce record serait passé inaperçu face au franc succès que se promettaient les médias du monde entier, pour rapporter les détails croustillants sur le rasage imminent du manoir des richissimes Vasiliev.
L'influence de ses récents travaux et la promesse du succès l'avaient tant alléché qu'il n'en revenait pas d'avoir tout perdu : les officiers étaient tous catégoriques : ce n'était pas un accident. Encore remué par des sursauts de contrariété, il s'affaissait contre le capot d'une des voitures de police et se massa les tempes. Il avait pourtant laissé son majordome chinois, les gardiens, sa nièce, et même ses chiens à l'intérieur.
Un homme, coiffé d'une casquette de flic, s'approcha avec un dossier fraîchement imprimé. Il retira son couvre-chef pour le saluer, montrant sa calvitie avancée et les rides de son front d'autant plus marquées en ce soir de mai. D'une voix se voulant neutre et professionnelle, il annonça :
- Bonsoir, mon honorable monsieur, mes excuses pour cette tragédie. J'ai là les conclusions des médecins légistes sur les corps qui gisaient parmi les décombres : les reconnaissez-vous ?
Encore les membres tremblant, Vasiliev se saisit du dossier qu'il examina de près. Il fronça des sourcils à la vue des photos des personnes décédées dans la tragédie. Elles étaient complètement brûlées, défigurées. Il eût presque un haut-le-cœur : il n'aurait jamais associé leur ancienne apparence à leur visage post-mortem sans les noms inscrits à côté, tant ils étaient méconnaissables.
- Oui, ce sont mes employés... il répondit enfin. Mais...
Figuraient le majordome, les gardiens. Les chiens étaient même rajoutés en bas en tant que victimes. Les trois bêtes, pourtant forts et menaçants, avaient perdu la vie dans l'explosion. Devant cette liste énumérant les pertes, il était surpris : elle semblait étrangement brève.
- Mais j'ai l'impression qu'il manque quelqu'un...
- Ce sont toutes les personnes que nous avons trouvées sous les débris. Elles ont presque toutes succombé à leurs blessures, les secouristes n'ont rien pu faire, nous vous présentons nos condoléances. Il n'y a eu qu'un survivant, un de vos gardiens sans doute, mais il est dans un piteux état. Les docteurs disent qu'il restera infirme toute sa vie.
Polina s'approcha d'eux et se mit sur la pointe des pieds pour pouvoir apercevoir par-dessus l'épaule de son père. Petite mais intrépide, elle lâcha ses nattes pour se hisser plus haut, sur la voiture. L'officier ne dit rien. Elle soupira d'une façon troublée en observant la liste, car elle comprit immédiatement qu'ils n'étaient plus de ce monde. Tapotant l'épaule de Vasiliev, elle chuchota quelque chose à l'oreille qui lui glissa immédiatement des soupçons.
"Où est tatie Tisha ?"
Elle sautillait depuis plusieurs minutes autour de son père, anxieuse. Elle lui prit la main et le regarda droit dans les yeux, avec ses joues rougissantes et des larmes au bord des cils. La fameuse Tisha ne vivait avec eux que depuis 3 ans, mais la petite fille était trop jeune pour se souvenir de son arrivée. C'est comme si elle était déjà là quand elle était née, d'où l'affectif rapprochement entre sa cousine et une tante. Ce qu'elle ajouta ensuite bouleversa le brave Père Vasiliev, usuellement imperturbable et hautain.
- Si tatie Tisha est morte, je crois que je serai triste pour la première fois, papa.
Alors il releva son visage tordu par une grimace nerveuse, où brillait soudainement un éclat de culpabilité terrible. Il avait complètement oublié sa nièce. Le rapport lui glissa des mains et atterrit sur le goudron : il libérait ses mains pour mieux secouer les épaules du policier.
- Et ma nièce ?! Où est-elle allée ? L'avez-vous retrouvée ?
- Monsieur... balbutia l'officier en tenant fermement les bras contractés du Père Vasiliev. Je vous prie de bien vouloir vous calmer... Nous n'avons pas trouvé Natasha Vasilieva parmi les débris, mais nous pouvons examiner les alentours à la recherche de quelque chose qui lui appartiendrait ou qui révélerait quelque chose de...
- Examinez toute la ville si vous voulez, interrompit le robuste homme, il est impératif que vous la retrouviez vivante ! Cherchez donc ! ordonna ce dernier en se redressant.
Puis, balayant les policiers d'un regard autoritaire, il s'éloigna pour rejoindre sa femme, encore fraîche et candide par rapport à l'âge avancé du mari, tout en tenant Polina par la main.
Il n'avait jamais réellement aimé sa nièce, il n'était pas très prodigue et elle représentait une bouche de plus à nourrir. Une bouche un peu trop gourmande parfois, et trop grande parfois. Mais il n'aurait jamais souhaité sa mort : au fond, il l'aimait bien. C'était la fille de sa sœur aînée, après tout.
Contrairement à ce que pensaient les occidentaux et les américains, Oleg Vasiliev n'était pas un monstre.
Il était bien pire que cela.
* * *