chapitre 10 : Kacherskaya

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Ce soir, les rôles se sont échangés.

Une impressionnante métamorphose avait eu lieu.

Il parlait beaucoup, il y avait un halo de jeunesse, de joie, de son éphémère richesse tout autour de lui. Cette aura était encore plus aveuglante que les lumières de la salle des fêtes. Il se faisait discret tout en ne l'étant pas : il battait tout le monde au billiard, il n'avait pris part qu'à une partie de poker, et il avait remporté le gros lot. Assise dans un coin, la jeune femme le regardait évasivement, entourée de demoiselles qu'elle entendait sans pour autant les écouter. Leur piaillement incessant l'agaçait, elle avait l'impression qu'elles aspiraient toute l'énergie qu'il lui restait avec une dizaine de pailles en plastique.

Juste avant, Joshua était descendu lui-même avec ses valises, prenant le risque de laisser Natasha seule dans sa chambre avec un produit corrosif sur les cheveux. En revenant, sa crinière parfaitement lisse s'était transformée en une chevelure presque blanche, abîmée, frisottant en tous sens. Il avait mis trop de temps à remonter.

Mais il n'a suffi que d'une pince un d'un peu de vaseline pour remettre les choses en ordre. Vêtue d'une élégante robe de velours violette et d'une épaisse veste comme elle était toujours aussi frileuse, elle aurait paru plus belle encore si elle avait complété cette métamorphose de son charmant sourire, blanc et candide. Ce soir elle ne souriait pas. Méconnaissable, c'était le mot. Elle n'était plus Natasha Vasilieva, mais Irina Kacherskaya.

Ce cinéma était ridicule, elle n'en voyait pas l'intérêt. Tout ce que Joshua faisait n'avait de sens que dans son esprit à lui. Pourquoi maquiller tout ce désordre ? Il avait kidnappé une fille paumée pour jouer les riches et célèbres, le temps d'une semaine, prétextant une mission ultra-secrète et s'occupant de tout. C'était le plus grand des manipulateurs.

Était-il déséquilibré à ce point ? Pourquoi lui mentir ? Qu'adviendrait-il d'elle ensuite ?

Elle sentait la mort rôder autour d'elle comme si elle eût été entourée de requins. Ces dames aux dents immaculées avaient maintenant des crocs acérés, ces regards admiratifs devenaient des visières d'armes lourdes. Qu'un éléphant lui passe sur le corps par inadvertance : ce serait moins écrasant que d'avoir à subir ce cirque qui l'écœurait.

Elle l'aperçoit de nouveau.

Cette poupée japonaise, ce diable de femme, vêtue d'un kimono noir pour cette soirée réunissant des gens de la haute société pétersbourgeoise, s'avance d'un pas décidé vers Joshua – maintenant Ivan Kachersky – pour l'arracher à son entourage riant et éméché ; elle le guide vers les tabourets du bar en s'accrochant affectueusement à son bras. Ils s'assoient, et discutent sans plus sourire, autour d'un verre d'eau pétillante. Irina déduit qu'il veut la rendre jalouse.

- Tes cheveux auraient besoin d'un peu plus de soin, ma chère, ils sont mal en point, remarque une de ses nouvelles amies, trop crue mais très intéressante tout à coup, comme elle la distrait.

- Vois-tu, je n'ai pas le temps... elle répond, gênée.

- Pourquoi donc ? Tu travailles ?

- Hm oui, et j'ai deux enfants, elle prétexte d'abord.

Ses amies louchent étrangement, puis échangent presque toutes un regard empestant le jugement. Il y avait deux femmes en face d'elle, toutes les deux opposées sur le spectre de l'âge : l'une devait avoir la trentaine, l'autre, au plus soixante ans. Une rouquine à ses côtés, d'où provenaient les propos trop sincères, avait fait une grimace de dégoût en apercevant le regard qu'elles ont toutes échangé. Une quatrième les avait rejoint plus tard, mais elle se tenait sur un siège à part, et elle sirotait du rouge en perdant ses doigts fins dans une écharpe de fourrure. Avec ce fond de saxophone et de piano, madame Kachersky était l'incarnation du blues en personne. Entourée de gens distingués, mais tellement seule.

- Je n'aime pas les nourrices, j'ai vécu une expérience traumatisante... Irina corrige ensuite, se souvenant qu'elle devait endosser un autre rôle que le sien.

- Très chère, reprend celle qui s'assoit en face d'elle, une femme aussi brune qu'elle ne l'était il y a à peine quelques heures, je suis navrée de l'entendre. J'ai toujours eu des nourrices fantastiques. Quel âge as-tu ?

- Vingt-trois ans, elle répond, oubliant de mentir.

- Comment ?

- Mon dieu !

Alors que ces dames s'indignent de la réponse qu'elle a donnée, Natasha regarde ailleurs en s'empourprant fortement. Avant d'arriver ici, Joshua lui avait montré une fausse carte d'identité, avec toutes les informations nécessaires. Irina avait trente ans, pourquoi avait-elle répondu instinctivement avec son véritable âge – qu'elle pensait ignorer, d'ailleurs ?

Joshua et l'asiatique avaient disparu. A leur place, un homme étrange l'observait, puis détournait lentement le regard. Il finit par s'approcher à pas feutrés, et lui propose une danse. Les femmes gloussent de joie, chuchotant entre elles que la belle Irina attirait l'œil. Gênée, elle se lève brusquement.

- Excusez-moi, je... dois prendre un peu l'air.

- Je t'accompagne chérie, tu es si pâle, annonce une des dames.

Natasha ne sait que répondre à cette femme d'un âge avancé affublée d'or et d'argent, maquillée à outrance ; puis elle se dit qu'un peu de compagnie n'est jamais de refus, et elle accepte la proposition de sa nouvelle compagnonne d'un accord silencieux. Faisant un arrêt au bar, cette dernière leur prend deux coupelles de gin tonic puis sort en marchant auprès d'elle, lui offrant gracieusement le verre, et son bras enveloppé d'une manche chaude. Le froid de la cour intérieure fouette leurs cheveux qui se mêlent dans les petites rafales. La dame, révélant ses tempes grisonnantes, prend une mine consternée. Elle l'interroge :

- Mariage arrangé, n'est-ce pas ?

La blonde prend une autre gorgée d'alcool et hoche doucement la tête. Elles venaient de se rassoir sur un des bancs de la cour, surmontée de grilles et d'une bâche transparente, mal entretenue. L'air venait de la porte sur leur gauche, gardée par deux employés.

- Je l'aime. Sinon, je ne serai pas restée avec lui.

- Il est violent, n'est-ce pas ?

Irina Kacherskaya n'ajoute rien, les étoiles se reflètent dans ses iris d'un vert éblouissant. Un vert qu'on ne trouve que dans les océans lointains, sur les courbes brillantes des coraux. Quelque chose d'étrange se produit en elle, elle se sent légère, prête à s'envoler.

- Je l'ai bien observé. Il a l'air impulsif, manipulateur. Avide d'argent. Il doit être un père terrible. Je te plains tellement.

Le breuvage dans son verre, beaucoup trop fort, c'est ça qu'elle commençait à soupçonner. Ce n'était pas seulement un gin tonic, il lui faisait tourner la tête alors qu'elle tenait bien l'alcool. Dans ses souvenirs, elle gardait toujours une bouteille de vodka sous son lit, quand elle se sentait mal ou quand elle avait besoin de se détendre. Elle avait été alcoolique, très certainement.

- Et cette chinoise... Il ne voit qu'elle, alors que tu es là, magnifique, scintillante, juste devant lui... quelle honte.

- Heureusement que c'est pas mon mari... elle murmure inconsciemment, ses lèvres s'étirant en un gigantesque sourire.

La brune dévoile sa véritable identité de vipère. Elle s'approche d'elle, siffle d'un air de prédateur :

- Je savais que tu mentais, Natasha Vasilieva.

Le garde à la porte tombe soudainement dans un gémissement de douleur, suite à un bruit de tir assourdissant. La femme à l'âge avancé jette habilement son verre contre le mur, cassant l'une des seules lampes de l'endroit, et immobilise la jeune femme en bloquant sa tête sur son bras gauche replié.

- Tu paieras pour ta haute trahison, murmure la femme à son oreille.

- T'es en forme pour une mémé... peine à prononcer Natasha.

Glitch 2.0Où les histoires vivent. Découvrez maintenant