Par un après-midi de feu où le distributeur à eau du commissariat était beaucoup trop prisé et où le temps ralentissait, Frederick décida qu'il avait besoin de prendre l'air. Il était toujours à jeun, et son ventre qui commençait à lui faire mal lui faisait une piqûre de rappel : son dernier repas datait d'hier, vers dix-huit heures. Une maigre salade trop salée. Ses lèvres desséchaient alors qu'il les gardait bien fermées.
L'incident de ce matin aurait pu lui coûter cher. Donner une information importante au suspect principal, alors que le piège consistait justement à la lui soutirer : son partenaire avait halluciné. Ce manque de professionnalisme, cette distraction d'un instant venait de chambouler leur tactique. Et il ne connaissait qu'une chose capable de lui changer les idées et recharger ses batteries : un cheeseburger.
Les endroits où se procurer cette denrée du courage ne manquaient pas à Los Angeles. Il se rendit au fast-food le plus proche de son lieu de travail, ce qui ne l'empêchait pas de faire un bout de chemin à pied.
Tandis qu'il mastiquait rêveusement la viande rôtie et le pain grillé, il observa son entourage. Comme s'il redécouvrait le monde. En même temps, s'il levait le nez de ses dossiers et de son écran d'ordinateur un peu plus, il remarquerait ces petites perles. Il imaginait des vies à tout ce petit monde l'encerclant, il utilisait une part de ses expériences dans la brigade criminelle pour lâcher son imagination enchaînée comme un chien de garde. Peu de personnes déjeunaient à cette heure, mais il y avait suffisamment de sujets atypiques pour faire travailler sa matière grise qui ne savait pas prendre de pause.
Cette personne en face de lui, cet homme âgé tatoué sur toute la manche, à la barbe soignée, une monture fumée sur le nez, devait certainement être ce genre de papis qui faisait du golf les dimanches, et qui apprenait en secret des gros mots à ses petits-enfants. Il devenait leur coach de tir au fusil, et chaque dimanche, dans sa robe de chambre et devant son café noir, ce papi imperturbable lisait les annonces du journal tous les matins pour son fils à la tête d'une entreprise qui coule doucement, car il était persuadé qu'il échouerait. Peinard, soulagé de toucher sa retraite depuis qu'il a fait les deux guerres et celle du Vietnam. Les doigts de pied en éventail. Il porte peut-être un faux-nom pour enfermer les horreurs perpétuées dans le passé, et s'est marié avec une fille dont il avait massacré la famille, qui, elle, porte sans doute un nom monosyllabique, comme Tam ou Yên.
L'homme dans le coin, un afro-américain assis près du comptoir, sirote un milk-shake à la fraise. Prénom ? Mick, ou Chad peut-être. Il est certainement doué avec les mots. Poète à ses heures perdues, il travaille dans une usine de dentifrice depuis que son père l'a mis à la porte pour son homosexualité. Très certainement, l'odeur de la menthe le dégoûte tellement qu'il essaie de la laver avec le parfum sucré de sa boisson. Il déteste devoir s'affubler de ces vêtements trop austères, trop vieux, mais il fait passer sa survie avant sa garde-robe, ce qui va de soi. Un jour, il se vengera de tous ses patrons pervers qui ont tant profité de sa naïveté, et il les dénoncera peut-être au commissariat avant de faire la pire erreur de sa vie et de se charger d'eux lui-même.
Et puis cette femme, coupe carrée noire, ongles laqués, peau claire, avait tout l'air d'appartenir à une minorité ethnique différente. Elle, elle s'appelle sûrement Jieun, ou Hwasa. Sur un gros téléphone sans fil dernier cri, écoutant à moitié ce que son correspondant avait à lui dire, elle provenait sûrement d'un quartier pauvre de Busan, en Corée du Sud. Petite, elle vendait des poissons et du poulpe pour sa tante qui la logeait à contre-cœur, et elle a été élevée par des voleurs : elle traînait avec les amis délinquants de son grand frère. Combats de chiens, trafics en tous genres... On l'a impliquée un peu partout. Elle s'en était sortie avec beaucoup de mal, mais elle était une femme refaite, attirée par l'American Dream. Aux yeux de Rick, ce n'était qu'une idylle trop lointaine, sauf pour elle qui le tenait déjà à bras-le-corps. Heureusement qu'elle était courageuse, prête à tout pour les gens qu'elle aime... Or aimait-elle réellement les gens ?