chapitre 8 : à deux pas du vide

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Bien s'amuser était la dernière chose qu'ils avaient prévu de faire aujourd'hui. Maintenant renfermée et taciturne, Natasha reste au volant de la voiture noire, les mains à dix heures dix, comme si elle repassait son permis de conduire. Ils gravissent une pente assez escarpée et elle a peur de glisser. Elle se tient à distance de la voiture rouge, originellement verte, conduite par Joshua. La route est longue, sinueuse, et ils rencontrent de moins en moins d'automobilistes au fur et à mesure qu'ils s'éloignent du centre-ville. Elle voulait freiner et dire qu'elle ne voulait plus le suivre, que rien de tout ça ne sentait bon, qu'elle voulait retourner à l'hôtel pour continuer son Pollock. Mais ils arrivent au moment où elle a réuni son courage à deux mains, ils s'immobilisent sans avoir besoin d'échanger un seul mot.

Détaché tel qu'il l'a toujours été, le blondinet sortit de la voiture fraîchement repeinte. Il y avait déjà fixé une plaque d'immatriculation factice, qui ferait l'affaire pour un court laps de temps. Il planifiait même de faire des faux papiers, mais il avait un doute sur la nécessité d'en faire. La mission devait se terminer dans une semaine. Certes sa priorité était de bien l'accomplir, et la Mercedes représentait un véritable risque pour eux deux. Éloigner le péril et se faire discret : voilà les buts essentiels de son périple.

- J'hésite entre la brûler et la jeter par-dessus cette falaise, il dit sans contexte, admirant l'horizon.

Natasha se glace subitement, se sentant la cible d'une mort imminente et éminemment douloureuse. « Pardon ? »

Quel pittoresque décor pour mourir. Ils s'étaient garés tout en haut d'une falaise, dans un endroit qui les avait contraints à sortir de la route. A l'écart des regards, c'était un bout de paradis surmontant le roc noir et impitoyable surgissant des mers, bleues, profondes, agitées d'un courant impétueux. Un bout de paradis si simple pourtant : un peu de terre, des pâquerettes, du gazon renaissant tel un phœnix de ses cendres glaciales. A cette hauteur, une chute même dans l'eau était fatale. Prise par le vertige, Natasha se tourne vers l'homme qu'elle devait suivre jusqu'au bout du monde, et une brise soulève ses cheveux et plisse ses yeux perçants, symboliques de clairvoyance.

- On retrouverait facilement la carcasse si je la jetais à l'eau. Puis, ça ne se décompose pas facilement.

Elle ne bouge pas. Elle est interloquée mais maîtrise parfaitement cette sensation.

S'il tentait quoi que ce soit, elle se remettrait dans la voiture, et lui foncerait dedans. Il ne faudra plus que freiner à temps pour ne pas tomber. Or c'était trop difficile, il pouvait bien faire pire que ce qu'elle osait penser. Il était imprévisible.

- J'ai dû faire ça cent fois... Mais ils ne m'ont jamais retrouvé. Peut-être que je devrais garder cette bonne vieille méthode.

Il nettoyait son canif, dont la lame brillait comme un mauvais présage.

- Tu vas m'être utile maintenant. Ecoute moi bien.

Natasha ne le quitte pas des yeux.

- Qui ? Tu comptes tuer quelqu'un ?

- A part Minji, il n'y a personne d'autre à tuer dans ce trou perdu. Les autres ne sont que des dommages collatéraux.

Elle fronce des sourcils ; il s'approche beaucoup trop. Tandis qu'il termine de nettoyer son canif, elle recule et se cogne contre la portière de sa voiture, garée en diagonale par rapport à eux.

- Je la déteste, mais pas au point de t'aider à la tuer.

- T'es vraiment pas une lumière.

Le jeune homme, tenant la lame entre ses doigts, avance le manche vers la jeune femme. Elle heurte à l'arme un coup d'œil inquiet, l'œil d'une personne maintenue en captivité. Ce simple geste suffit à la faire trembler tant il est profond en lui-même : il lui donne momentanément la faculté de l'assassiner, sachant pertinemment qu'elle ne le ferait jamais.

Se saisissant du manche, elle reporte ses pupilles en sa direction. Fatigué de patienter autant, il soupire puis lui saisit les bras pour la faire pivoter. Ils font maintenant face au tas de ferraille allemande, qui avait dû couter si cher. Il n'en avait rien à faire : c'était la voiture du chauffeur du manoir où veillait tard Natasha, pour dessiner et chantonner des paroles de ses chansons préférées, en sanglotant. Peut-être que c'était cette fragilité, cette humilité de pleurer à volonté, qui l'avait poussé à la sauver. Il n'aurait jamais dû compliquer les choses ainsi : le protocole était ce qu'il était.

« There's a place where lovers go to cry their troubles away,
And they call it lonesome town, where the broken hearts stay. »

- Charge-toi d'entailler les sièges et de décoller les chewing-gums s'il y en a. Je vais l'amocher, puis on retirera le frein à main, et elle va plonger comme une grande. Compris ?

Par l'amocher, Joshua insinuait qu'il allait briser les vitres et donner des coups terribles à la carrosserie. Il gardait les roues intactes, mais il devait la rendre durement identifiable. Il balança la plaque minéralogique quelque part dans l'océan, tel un lanceur de javelot. Il semblait y prendre beaucoup de plaisir, il se défoulait sur la voiture qui n'était plus une voiture, et Natasha n'osait plus s'imposer. Toute la haine du monde émanait de ses mouvements.

« You can buy a dream or two to last you all through the years,
And the only price you pay is a heartful of tears. »

Au bout d'une dizaine de minutes, il se retourne vers Natasha, les joues en feu, presque en sueur. Le marteau se balance au bout de ses doigts engourdis. La brune se tenait quelque part, près de la radio. Elle bougeait la tête en rythme, fixant la cage de Faraday démolie d'un air distrait. Une cassette de Ricky Nelson jouait.

« Goin' down to lonesome town, where the broken hearts stay,
Goin' down to lonesome town to cry my troubles away
In the town of broken hearts the streets are paved with regret,
Maybe down in lonesome town I can learn to forget »

Il fut un temps où elle écoutait cette chanson sans trop la comprendre. Elle ne l'écoutait que pour passer le temps, auprès de sa maman, qui jouait dans ses cheveux, dans des moments de tendresse pure, des moments immaculés de joie. Puis au fil des années, cette mélodie s'alourdissait de rancœur et de mélancolie. Elle se chargeait des regrets qu'elle n'évacuait jamais. Cette chanson s'apparentait au millimètre près aux coups qu'assénait le blondinet à la voiture allemande. C'était un spectacle poignant et apaisant à la fois.

Joshua s'approche pour mieux apprécier l'horreur qu'il venait de créer. Il lâche le marteau qui retentit sur le sol, et prend son éternel paquet de cigarettes dissimulé dans la poche arrière de son jean foncé. Lorsqu'il décide d'allumer celle qui s'accroche au bout de ses lèvres, Natasha se saisit de son briquet avec une violence qui le surprend. L'être pacifique qu'elle était depuis le départ se place bien en face de lui, pour le forcer à la regarder.

- De quoi m'as-tu sauvée ?

Sa question, soudaine, suscite une appréhension chez Joshua. Il comptait encore la contourner.

- De quoi t'ai-je sauvée...

- Dis-moi. Je n'en peux plus. Je ne dors plus la nuit tellement ça me hante.

Glitch 2.0Où les histoires vivent. Découvrez maintenant