chapitre 9 : Van Gogh

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Pour la première fois, Joshua remarque les cernes bleuâtres sous les cils de la jeune femme. Il avance ses mains chaudes avec lesquelles il entoure le visage délicat. Elle paraissait si fraîche à l'instant même : elle a maintenant l'air flétri d'un fantôme. L'américain marmonne un « rends-moi mon briquet ». Elle lui désobéit en le fourrant au fond de sa poche et le bloquant avec sa main, l'air défiant.

- Cette chanson, qui se répète en boucle depuis une demi-heure, je la connais. Ma maman me la chantait. Ma maman, je l'ai déjà vue dans cette voiture. Je l'ai aussi déjà vue dans le marché où on est allés hier. C'était un de tes dommages collatéraux ? Parce que dans ce cas, ni moi ni toi ne méritions de jouir des plaisirs de cet argent que tu as trouvé, et de jouir des plaisirs de la vie.

Son regard change d'expression en l'entendant débiter des paroles aussi profondes. Il secoue la tête, puis se dirige nonchalamment et sans rien ajouter vers les débris de métal. Il se penche entre les deux sièges beiges avant, complètement éventrés, pousse le frein à main, et marche lentement en direction du bord de la falaise. Natasha s'élance vers l'endroit où il s'était arrêté, et se fait hypnotiser par le saut de l'ange qu'effectue la voiture. Joshua s'essuie le front, rejetant ses cheveux en bataille vers l'arrière.

- Ce n'est pas tout, mais on a du pain sur la planche. Tu me prendras la tête plus tard.

Scandalisée, elle était prête à le frapper, là, sur place, quitte à ce que l'un d'entre eux y passe son dernier quart d'heure. C'était un havre de paix, suffisamment magnifique pour avoir envie d'y périr et d'y demeurer à jamais. Elle n'avait plus rien à perdre : elle était devenue l'ombre de la femme qu'elle avait été.

Les souvenirs de sa vie antérieure lui revenaient en force depuis que la paire avait emprunté le chemin bondé des galeries marchandes. Entourée de désordre, elle avait su retrouver dans son désordre intérieur des bribes de son doux passé.

Sa mère avait été la plus talentueuse et sublime des cantatrices. Quand elle la berçait avec la chanson de Cendrillon, « So this is love », elle se sentait comme dans les avenues de Broadway, à danser tard le soir, seule mais aimée. Les étoiles lui souriaient, le monde s'ouvrait à elle, elle en avait tous les secrets.

Une petite fille qu'elle faisait sauter sur ses genoux, à qui elle apprenait à dessiner, lui manquait terriblement. Des arabesques qu'elle faisait à main levée, Natasha en tirait ses plus beaux croquis. Son cœur avait des ailes et elle pouvait voler.

Un homme avait été dans sa vie, un brave homme avec lequel elle était promise. Le problème était double : elle ne se souvenait pas de son visage, et elle se souvenait avoir jeté avec douleur la bague qu'il lui avait donnée.

Et dans sa globalité, sa vie jusque-là n'avait été que joie et tendresse.

Comment avait-elle atterri dans cette situation ? Les avait-elle tous abandonnés et se faisait donc punir ?

Joshua intercepte son poignet alors qu'elle le lève pour le gifler, le serre plus étroitement encore qu'il n'avait attrapé celui de l'extravagante asiatique à l'heure du petit-déjeuner. Natasha proteste et tente de se défaire de cette emprise, mais il le tient solidement. De la poche de la veste de Natasha, il récupère son précieux briquet. « Tu n'as pas le droit de me traiter comme ça ! Tu es une ordure ! Lâche-moi ! » elle hurle aussi fort que possible, en panique.

Il ne réagit pas aux injures et ouvre la portière de la voiture rouge. Il la pousse doucement à l'intérieur, claque en refermant, ce qui la met encore plus en rogne.

Dès qu'il s'assoit aux côtés de la brune empourprée par la colère, il explose :

- Tais-toi ! Tu perds la boule ? Je t'ai déjà dit que tout rentrera dans l'ordre dès que j'aurai fini mon boulot. Si tu comptes me le pourrir et me faire regretter de t'avoir sauvée, dis-le-moi, que je te laisse ici.

Glitch 2.0Où les histoires vivent. Découvrez maintenant