- C'était complètement fou ! la jeune brune s'exclame en s'extirpant du véhicule noir, leur première voiture.
Ce n'était ni un cri de joie, ni un reproche, c'était exactement les deux.
D'un œil attentif d'artiste-peintre dissimulé par de larges gestes des bras, elle embrasse les détails de leur butin : les lignes droites de la carrosserie, brèves, brillantes, n'en faisaient pas une pièce de collection hors du commun. Le problème n'est pas qu'elle dit quelque chose en ayant l'air tout à fait satisfaite ou qu'elle ne semble avoir aucun remord : le problème est qu'elle ne comprend toujours pas les motifs de Joshua qui s'assoit sur le capot glacé de la voiture verte, allumant sa cigarette d'un geste assuré, la laissant pendre au bout de ses lèvres avant de prendre une grande inspiration, complètement silencieux. L'expression de la jeune femme demeurée immuable représentait parfaitement son excitation mêlée d'angoisse.
Natasha regarde tout autour d'eux. Elle a l'impression que tous les passants les accusent silencieusement, qu'ils savent tous ce qu'ils viennent de faire et qu'ils courent aux autorités les dénoncer. D'un naturel terrible, Joshua expire un nuage de fumée en se redressant : « On ne peut pas continuer avec la Mercedes. Elle va nous faire repérer. »
Confuse, elle acquiesce, et l'observe tandis qu'il ouvre le coffre de ce qu'ils ont subtilisé. Il fouille rapidement entre les affaires du propriétaire légitime, semble juger le contenu et la valeur. Autour d'eux, Saint-Pétersbourg se dessine comme étant une ville luxueuse. Dorée et brillante, elle fascine la jeune femme qui la redécouvre. Elle a un vague souvenir de ces lieux. Ils sont arrêtés dans une ruelle vide et humide qui sépare deux bâtiments d'habitations mitoyennes grises, avec de larges fenêtres d'un blanc pur, et le ciel au-dessus de leur tête est pâle malgré la présence du soleil de l'après-midi. Joshua s'immobilise soudainement, mais elle s'est trop éprise du panorama pour pouvoir le remarquer. Avec un mouvement contrôlé et maître de lui, l'américain referme le coffre, puis se tourne lentement vers sa partenaire de crime avec un léger sourire.
- Natasha, pour me faire pardonner, que dirais-tu d'aller faire les magasins ?
Avec moins d'engouement qu'il n'en avait prédit, cette dernière hausse des épaules et sourit en retour.
Il pensait que toutes les femmes étaient coquettes, qu'elles voulaient à chaque fois se parer de plus belles couleurs : en mettre sur leur corps, sur leurs têtes, sur leurs lèvres et jusqu'au bout des ongles, et toujours en faire plus. Se renouveler pour redoubler de sensualité, se faire belle comme un paon pour faire la mimique de l'idéal de beauté qu'elles avaient en tête. Se copier entre elles pour paraître la plus élégante. C'était comme ça qu'il voyait les femmes.
Mais à contrario, il est le premier à se diriger vers des boutiques d'habillement quand ils foulent le célèbre Passage donnant sur la perspective Nevski. Ils devaient absolument se trouver comment s'habiller pour mieux se fondre dans la foule, et les voilà, en train de traverser un endroit bourré de magasins de luxe. Natasha se flâne sans accorder trop d'importances aux pacotilles, qui sont hors de prix et sans saveur pour elle. Joshua semble s'être reconverti en touriste dans ces galeries marchandes blanches et lumineuses. Tandis qu'elle s'attarde près d'un magasin de cosmétiques en s'intéressant de près aux vernis, Joshua saisit l'occasion pour se prendre un manteau de fourrure noire pour le maintenir au chaud, et une veste rembourrée pour sa nouvelle amie qui tremblotait souvent de froid.
Quand il la rejoint, elle le supplie pour lui acheter des petites bouteilles colorées de la marque « Cutex », et dont il ne saisit pas d'abord l'utilité. La boutique, rose et aux senteurs florales, le déstabilise rapidement, il est oppressé de voir tant de couleurs et de matières pour des buts frivoles, sur des étalages onéreux devant lesquels se pressaient des dames enrobées et armées d'épais textile. Il achète deux bouteilles de couleurs extravagantes, puis se presse hors de l'endroit avec Natasha. Il avait la fièvre de pouvoir tout à coup tout acheter, c'était comme une vengeance sur un trop-plein de privations.
La jeune femme restait dubitative quant aux soudains désirs de son compagnon de voyage ; hier encore ils dormaient dans une auberge minuscule et il l'avait poussée à manger des haricots en conserve, et maintenant il se permettait de faire des folies. En allant à pied à Gostiny Dvor, près de la gare de la ville, elle le questionne enfin... mais à sa façon.
« Tu as soudainement reçu le virement de ton père milliardaire ou tu te fous de moi ? Tu essaies de liquider l'essentiel de tes économies ? »
Joshua ne répond pas et lui lance seulement un regard confiant. Dans le bruit immense des rues, il s'approche dangereusement de son oreille, à une proximité permettant presque à la jeune femme de saisir la chaleur s'échappant de l'étranger : « Tout ce que tu as besoin de savoir, c'est qu'on est riches. »
Elle titube presque : sa voix grave est étourdissante, et laisse s'immiscer plus de doutes que de réponses. De la poche de son nouveau manteau, il sort une liasse appétissante de billets. Elle ne comprend pas. Ils volent une voiture, et voilà qu'ils sont riches ? Natasha réfléchit, décompose chaque mot de la phrase. « On est riches », cette phrase raisonne dans sa tête et virevolte dans l'air glacial transformant le nez des passant en une grosse cerise rouge. « Oui, on peut se permettre des folies ce soir. Mais il faut que tu saches que j'ai été le premier à poser la main sur cet argent, il me revient donc. On se le partagera si tu restes sage. »
Par folies, le jeune homme entendait se payer une chambre moins modeste que celle qu'ils avaient partagé la veille, et dîner à un restaurant gastronomique. Il gardait un pouvoir et une assurance en étant la banque de leur duo. De plus, elle n'était pas en état de gérer l'argent, et c'était bien sa prisonnière après tout. Il ne devait rien lui confier. Donner son prénom mettait suffisamment leurs deux vies en jeu.
Et tout à coup, au milieu de cette foule de Pétersbourgeois pressés, brûlants dans l'atmosphère gelée, elle qui grelottait, hissée sur ces deux jambes frêles et pantalon de coton épais, elle qui commençait à se réjouir de leur situation, s'arrête abruptement face au paysage qui s'offrait à elle. Ces galeries marchandes-ci, vers lesquelles ils avançaient à grands pas, coïncidaient exactement avec une photographie dans sa mémoire.
Une photographie un peu vieille, certes, mais une photographie encore claire et nette. Elle avait les cheveux courts, un bonnet, toute vêtue de noir. Une grande femme, à la carrure forte et presque imposante auprès de la minuscule Natasha, se présentait en lui tenant la main. Déterminée, un grand sourire à ses lèvres rouges, c'était un charisme de présidente qu'elle dégageait. La chaleur de ce souvenir suffit à doubler le rembourrage de sa veste. « A nous deux, ma petite Tisha » annonça-t-elle avec le charmant accent des gens de Moscou. Les deux femmes éclatèrent d'un rire sincère, et alors elles parurent toutes les deux du même âge, elles parurent avoir huit ans chacune.
Puis, les images se dépêchèrent. Autant soucieuses du retard que la foule autour qui s'arrachait les articles en solde, les photographies entamèrent un marathon à chaque fois qu'elle clignait des yeux. Elle situait la femme toujours serrée à elle, elle la situait comme un fantôme rassurant parmi ces inconnus, elle lui tenait la main comme elle s'accrochait au bras de Joshua pour ne pas se faire entraîner dans les mouvements tumultueux des clients contre-la-montre. Belle et forte, la femme s'arrêtait parfois, posait son cabas. Elle marchandait, elle achetait des poupées, du chocolat, pour sa petite Tisha. Elle achetait du miel, elle avait dit que ça l'aidait à mieux chanter. Mais elle prenait trop son temps ; elle se fit avaler dans les vagues impétueuses du marché.
- Ne traînons pas, il faut absolument retourner au plus vite à notre caisse. On a des chambres à prendre.