chapitre 5 : carpes

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Tout en pressant ses cheveux humides dans une serviette chaude, le jeune homme se demanda avec surprise si la chambre avait toujours été comme ça. A la sortie de la douche, les yeux de Joshua se heurtèrent au mur près duquel Natasha était paisiblement en train de dormir : un morceau d'art à l'état pur se dessinait : une vague d'azur se repliant sur elle-même, soulevant des carpes à la bouche ronde et aux écailles subtiles, luisantes, contrastant avec le blanc cassé du plâtre.

En s'approchant doucement, il plissa des yeux pour savoir comment le bout d'océan avait pu bien apparaître ainsi, en une nuit. La dangerosité des mers et ses milles beautés survolait la tête de la jolie brune qui se reposait, et en passant un doigt prudent par-dessus les reliefs, il devina qu'il s'agissait de cire fondue, extraite brillamment d'une bougie verte. L'écume comme des nuages nettoyait le regard du spectateur, le préparait à s'attarder sur les voluptueux mouvements des nageoires, légères et aériennes.

Lui qui avait le sommeil si léger ne comprenait pas comment il n'avait pas remarqué le réveil nocturne de sa partenaire de chambre, surtout avec le boucan que la création de cette œuvre avait dû engendrer. Et son briquet, posé sur la table de chevet comme étant l'arme du crime, il en aurait reconnu le son, si elle l'avait utilisé ne serait-ce qu'une fois pour enluminer la mèche. L'auteur de ce magnifique tableau sommeillait bien évidemment devant ses genoux : mais pourquoi le blondinet ressentait-il une faiblesse soudaine, une intrusion, un danger les guettant comme une vipère dans un bosquet ?

Il demeurait sans réponse. Elle aurait parfaitement pu fouiller un peu partout, trouver les clefs, s'enfuir. Mais elle ne l'avait pas fait, et avait au contraire laissé un cadeau époustouflant à quiconque relèverait le défi de nettoyer leur chambre. Sûrement, lui offrir un semblant de confiance avait fonctionné.

Juste avant de dormir, ils avaient longtemps parlé, durant à peu près une bonne heure. Joshua avait clairement expliqué qu'il n'attendait rien d'elle et qu'il ne la livrerait à personne. Cependant il devait bien garder une part de silence. Comme à la question « qui es-tu ? », à laquelle il était aussi incapable de répondre qu'elle ne l'était ; il la scrutait alors avec regret. Il avait beau l'avoir sauvée à sa manière, il avait tué une part d'elle dans cet acte partant d'une intention noble. Elle le regardait d'une façon détachée, et même s'il n'attendait pas sa reconnaissance, il avait l'impression qu'elle avait réellement aucun souvenir. Elle lui répétait qu'elle n'était même pas sûre de connaître son nom de famille ou son âge.

Le blondinet, comptabilisant vingt-six ans et demi d'existence, arborait un visage presque poupon. Il n'était pas très grand, mais il était en revanche doté de bras musclés, d'un corps vigoureux, de beaux yeux noirs, d'un sourire éblouissant. Il était beau sans le savoir.

Souvent à l'intérieur, il ressentait la même chose que ce mur qui serait si difficile à nettoyer. Il se sentait sous l'emprise de vagues plus grandes que lui, sous l'emprise d'une force satellitaire, externe. Il se sentait sous l'emprise d'un dieu qu'il ne voulait pas connaître, endurant le sentiment de sans-repère. Ce beau jeune homme ressemblait-il à son père ? A sa mère ? Où étaient-ils, que ce soit dans son cœur ou dans ce vaste monde ?

En s'engageant sur l'autoroute, il froissa un journal en frustration de ne pas parvenir à le lire.

Natasha, y trouvant de quoi fuir l'ennui, le pliait et en faisait des minuscules origamis. Depuis leur départ, fait promptement, en liquide et avec les mêmes vêtements que la veille sur le dos, ils n'avaient pas mentionné une seule fois les carpes sur le mur de la chambre, pas plus qu'ils n'avaient reparlé des quelques mots échangés avant qu'ils ne tombent de sommeil. Ils avaient simplement partagé un regard surlignant leur nouvelle connivence, preuve ultime que la nuit porte conseil.

Ils s'arrêtent à une seconde station, similaire en tous points à celle de la veille. Natasha n'avait pas mangé depuis un peu plus de deux jours. Cette fois-ci, Joshua n'a pas eu à la forcer : en tailleur sur son siège, elle mord à pleines dents dans un sandwich au poulet qu'il vient d'acheter au magasin. Garés dans un coin, sous un arbre dénudé. Avec une cigarette entamée au bout des doigts, l'états-unien tournait et retournait une idée qui venait de forcer la voie dans son esprit quand Natasha se met à tousser. En redirigeant les yeux vers elle, il remarque une voiture, tout près de la leur, d'où sort un homme en manteau noir avec une canne et des bagues en or, entourant ses doigts potelés et blancs. Il semble fatigué, vieux.

Joshua sourit malicieusement en voyant toutes les conditions de son plan se réaliser. La chance semble se ranger de son côté, pour la première fois depuis son arrivée en URSS.

« Tu sais conduire ? » il demande à la brune qui venait de s'écrouler sur la banquette arrière. Elle se redresse, froissant le papier aluminium qui enveloppait son déjeuner, puis hoche de la tête. « Pourquoi, tu fatigues ? » elle lance, narquoise.

L'homme, dos à elle, accroche un foulard noir à son cou, le remonte pour couvrir la moitié de son visage. Le regard qu'il lui lance ensuite perce le fond de son âme et pénètre les réflexions de la jeune femme, qui se perd seule dans son amnésie. Elle s'invente une vie, et il s'invente de quoi continuer à vivre : c'était une merveilleuse paire.

« Ce que tu dois faire à présent, lui avait-il dit la nuit dernière, c'est de me suivre absolument, et de ne pas hésiter, même si ça paraît stupide. »

Natasha, toute à lui, absorbée par leurs confessions, l'avait attentivement écouté. Jamais elle ne se serait dit qu'il l'entraînerait dans une situation pareille.

La voiture vert menthe sort maintenant en toute hâte de la station de service pour se relancer sur la nationale, et Natasha se précipite sur l'accélérateur pour pouvoir la rattraper. Au volant de la berline noire dans laquelle commencent ses tous premiers souvenirs, elle souffle fortement et tente de se détendre. Pourquoi subtiliserait-il cette voiture alors que la leur fonctionnait parfaitement ? Elle ne se sent vraiment pas bien, son ventre se tord et remue.

A la radio restée allumée, elle attrape des bribes de mots russe qui parlent de drame et de grands malheurs. Ils sont en plein milieu d'un mai froid, en 1990, sûrement à l'entrée de Petersbourg, comme les panneaux l'indiquent. Ils se dirigent vers la grande ville. Elle manie prudemment le volant, elle tremble presque, ses poils s'hérissent. 

Elle surveille surtout, grâce au rétroviseur, le magasin dans lequel le propriétaire de l'automobile s'était engouffré, avant de se ranger derrière Joshua en priant de passer inaperçus.

Elle sait pertinemment qu'ils sont complices, et qu'elle risquerait gros s'ils se faisaient attraper, mais le suit encore et toujours, avec une pointe d'excitation.

Glitch 2.0Où les histoires vivent. Découvrez maintenant